Qu’est-ce que la social-démocratie libertaire?


Une hypothèse originale

Dans un texte intitulé Galaxie altermondialiste et émancipation au XXIe siècle : l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, le sociologue et philosophe Philippe Corcuff tente de dépasser les clivages qui séparent socialistes et anarchistes, réformistes et révolutionnaires. S’inspirant de Pierre-Joseph Proudhon, Rosa Luxemburg, John Dewey, Pierre Bourdieu et Marc Ferro, Corcuff souligne « la double nécessité de la fonction protectrice des institutions (sociale-démocrate) et de la critique (libertaire) de la domination institutionnelle ». Il essaie de penser une « équilibration des contraires », appuyée sur les tensions irréductibles qui animent l’action politique, comme dans le cas paradigmatique de la représentation démocratique :

« Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus - et cela d’autant plus qu’ils sont démunis - ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique. » Pierre Bourdieu, La délégation et le fétichisme politique, 1984

Corcuff nous invite à penser une nouvelle forme d’anticapitalisme, qui évite les dogmatismes rassurants de la critique radicale, souvent enfermée dans des dichotomies rigides comme l’autogestion et l’État, la démocratie et la représentation, etc. Au lieu de postuler un refus catégorique (changer le monde sans prendre le pouvoir, dixit John Holloway), nous devrions explorer des voies politiques intermédiaires et complexes. Dans Les aventures de la dialectique (1955), Maurice Merleau-Ponty notait que « les tares du capitalisme restent des tares, mais la critique qui les dénonce doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation qui prépare à terme de nouvelles oppressions ». C’est pourquoi l’opposition à l’ordre établi ne peut se limiter à une opposition abstraite, une pure négativité qui affirmerait une bonne volonté contre la « société marchande totalitaire », en écartant d’emblée toute forme de médiation.

« L’anticapitalisme en cours d’émergence, à la différence des « communismes » et « anarchismes » orthodoxes, ne raisonne pas en termes absolus, mais s’oriente seulement en fonction de l’horizon d’une société non-capitaliste. Or un horizon ce n’est pas le plan d’une société idéale à réaliser, c’est une boussole utile pour enclencher une dynamique de réformes radicales à partir de la société capitaliste elle-même (comme la taxe Tobin, l’interdiction des licenciements boursiers, l’extension d’une double logique des droits individuels et du bien commun par rapport à la sphère du profit, la consolidation des services publics, l’instauration d’un écart maximal des revenus avec la fixation d’un revenue minimum et d’un revenu maximum autorisé, l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, etc.). Et cela au moyen d’une démarche expérimentale, pleine de questions et de tâtonnements, se méfiant des certitudes. »

Difficultés théoriques

La social-démocratie libertaire semble constituer une hypothèse de travail intéressante, mais est-elle quelque chose de plus qu’un concept vide, un terme creux qui aurait de libertaire que le nom? Ne nous retrouvons-nous pas dans un cul-de-sac théorique, à mi-chemin entre le rejet des certitudes passées, et l’invention de nouvelles formes politiques encore indéterminées? Comment opérer la « coïncidence des opposés », la réconciliation des contraires, sans sombrer dans un fourre-tout, un syncrétisme postmoderne? Si nous prenons quelques éléments de théorie radicale ici et là, comme dans un service de cafétéria libre-service, ne risquons-nous pas d’arriver à un mélange incohérent, voire indigeste?

Pour éviter de sombrer dans le culte de l’expérimentation et le syncrétisme conceptuel, nous devons opter pour une théorie générale et compréhensive, qui sera en mesure d’éclairer les dynamiques sociales et d’articuler les divers éléments pertinents pour l’action politique. Le texte de Philippe Corcuff a le mérite de nommer et d’esquisser les contours d’une social-démocratie libertaire, mais il demeure flou et incertain quant aux fondements et aux formes particulières que pourraient prendre cette idée en germe.

La base conceptuelle sur laquelle nous ferons reposer ce projet sera celle de la théorie complexe de l’État, élaborée par le sociologue Claus Offe et l’anarchiste analytique Alan Carter (voir billet précédent). Plus précisément, nous analyserons différentes variantes de ce schème, afin de montrer la relation dynamique entre trois formes sociales distinctes, dont le néolibéralisme autoritaire, la social-démocratie verte, et l’écosocialisme démocratique. La logique économique, politique et sociale incarnée dans chaque cas ne représente pas un modèle fixe, mais un système sous tension qui peut bousculer à tout moment. Pour accepter la plausibilité de la social-démocratie libertaire, il faut d’abord arriver à une formulation précise des possibilités et des limites de l’État, en passant par une critique de sa forme mûre : l’État-providence.

Une vision trompeuse de l’État

Tout d’abord, la plupart des théories politiques considèrent l’État comme étant simplement l’instrument de la société civile. Pour la conception pluraliste et libérale, l’État sert à réconcilier les divers intérêts en compétition dans la société, les groupes de pression, partis, syndicats et citoyens cherchant à influencer ou exercer le pouvoir. Pour la conception marxiste, le système représentatif ne fait que refléter la principale division présente au sein de la société civile, soit l’antagonisme de classes opposant la bourgeoisie au prolétariat. Autrement dit, la démocratie bourgeoise serait essentiellement l’instrument de la classe dirigeante.

Les conceptions libérales et marxistes supposent toutes deux que les gouvernants agissent comme les serviteurs de la société civile, par opposition aux simples individus qui seraient essentiellement animés par leur intérêt personnel (homo economicus). Tout se passe comme si les êtres humains étaient divisés en deux espèces différentes : les individus au service de l’intérêt général dans la sphère publique, et les individus égoïstes dans la sphère privée. Nul ne prend sérieusement en compte l’hypothèse selon laquelle les dirigeants seraient des êtres rationnels maximisant leur utilité personnelle, ou cherchant à satisfaire les intérêts de l’État qui devrait remplir des impératifs et des exigences propres. Paradoxalement, nous regardons nos maîtres comme s’ils étaient nos serviteurs, et non l’inverse!

Les libéraux pourraient certes rétorquer que les dirigeants doivent minimalement rendre des comptes aux électeurs afin de se faire réélire. Les élections seraient une sorte de mécanisme de régulation périodique, obligeant les élus à répondre aux intérêts divergents de la population. De leur côté, les marxistes pourraient répliquer que les représentants politiques sont contraints par les diktats du capital, de telle sorte que l’État ne serait qu’un appareil au service de la domination économique d’une minorité possédante. Dans les deux cas, les institutions politiques n’auraient aucune autonomie ni structure propre, elles ne seraient que des outils neutres dont l’usage dépendrait de l’éthique des gouvernants, ou des rapports de pouvoir présents dans la société.

Cette conception instrumentale de l’État s’oppose à une vision fonctionnaliste ou structurale, qui donne à cette entité un certain nombre de contraintes essentielles à son fonctionnement interne. Des impératifs d’accumulation (pouvoir fiscal dépendant de la croissance économique), de légitimation (obligations sociales donnant une force persuasive à l’ordre dominant), de sécurité interne et externe (assurant la paix sociale ou la protection contre les agressions), structurent le champ des possibilités des acteurs étatiques, qu’ils soient bien intentionnés ou non. Il ne s’agit pas d’accuser les politiciens d’être de vilains égoïstes corrompus (individualisme méthodologique), ni de doter l’État d’une âme supra-individuelle (holisme) ; il s’agit plutôt de concevoir les institutions comme des systèmes basés sur des règles qui leur permettent d’assurer leur existence dans le temps (conditions nécessaires de persistance).

Critique de l’État-providence

Une illustration intéressante de cette perspective est offerte par le sociologue allemand Claus Offe. Dans son célèbre article De quelques contradictions de l’État-providence moderne (1984), il explique de manière brève et éloquente les tensions fondamentales du système politique et économique actuel. D’une part, l’économie capitaliste a fonctionnellement besoin de l’État-providence, que ce soit pour assurer la stabilité économique (par la régulation et l’intervention dans le cas de crises, comme celles de 1929 et 2008), ou pour assurer la légitimité sociale du système (par l’augmentation du niveau de vie moyen et une certaine redistribution des richesses). Cependant, la logique de l’État-providence, poussée à son terme, mène à la disparition du marché capitaliste.

À l’inverse, les ressources fiscales de l’État dépendent d’une économie de marché vigoureuse, qu’il entrave néanmoins par sa logique interventionniste. L’impératif d’accumulation (capitalisme) et l’impératif de légitimité (redistribution), sont donc à la fois indissociables et mutuellement destructeurs. Dans les deux cas, l’État-providence ou l’économie de marché ont besoin de leur complément, même s’ils contribuent à le déstabiliser. Le système social-démocrate tend ainsi à saper son propre fondement!

La critique néolibérale consiste à dire que l’État-providence créerait des incitatifs négatifs sur l’investissement et le travail, ce qui accélèrerait la baisse tendancielle des taux de profit et minerait la productivité. Dans un contexte de mondialisation économique, ceci favoriserait l’exode financier et la délocalisation de nombreuses industries, fragilisant ainsi les bases syndicales du mouvement ouvrier. La gauche pourrait certes rétorquer que les néolibéraux exagèrent leur estimation de l’impact négatif de l’État-providence sur l’économie de marché. Mais le problème reste que les investisseurs ont le pouvoir de définir la réalité, de telle sorte que ce qu’ils considèrent comme étant un fardeau fiscal excessif, va dans les faits diminuer leur propension à investir. Par exemple, on peut penser aux puissantes agences de notation financière, qui ont augmenté significativement, par une prophétie auto-réalisatrice, la dette d’États comme la Grèce.

Claus Offe considère néanmoins que les idéologues du laissez-faire, qui souhaitent le capitalisme moins l’État-providence, rêvent en couleurs ; une économie de marché sans système d’éducation publique, infrastructures publiques et services de santé accessibles s’écroulerait sur elle-même. « The contradiction is that while capitalism cannot coexist with, neither can it exist without, the welfare state. »

À gauche, plusieurs socialistes considèrent en revanche que l’État-providence est inefficient, répressif, et offre une vision idéologique qui tend davantage à stabiliser le capitalisme qu’à le dépasser. En effet, l’État ne redistribue pas d’abord la richesse entre les entreprises et les travailleurs, mais entre les salariés eux-mêmes (provocant ainsi les contribuables exaspérés). Ensuite, il n’élimine pas les causes de la souffrance (maladies et stress liés au travail, chômage, désorganisation des villes par le marché immobilier, obsolescence des habilités), mais ne fait que compenser celles-ci par un assistanat généralisé : assurance santé, assurance-chômage, subventions pour s’acheter une maison, formation continue, etc.

L’intervention de l’État-providence se fait donc après-coup, avec un grand gaspillage de ressources, au lieu d’agir de manière préventive sur les causes du problème. Malheureusement, la régulation étatique peut difficilement interférer avec les prérogatives des investisseurs, des managers et du marché, son pouvoir légal étant de facto très limité parce qu’il ne remet pas en cause la propriété privée. De plus, le financement des services publics doit affronter les aléas du cycle économique et la montée de la dette. Celle-ci est aggravée par la croissance bureaucratique, qui consomme énormément de ressources. La « charge sociale » de l’État s’accentue donc, avec une incapacité croissante à répondre aux besoins de la population. Enfin, la vision sociale-démocrate suppose une division trompeuse de la société, avec une sphère primaire de production (économie marchande) et une sphère de redistribution (État), qui occulte les liens de dépendance et les contradictions entre ces domaines.

C’est pourquoi l’État-providence, avec tous ses mérites qu’il faut par ailleurs souligner, ne représente pas un modèle idéal, mais un compromis historique fort instable. Celui-ci fut basé sur un certain type d’organisation du travail (fordisme), une croissance économique forte (aggravant la crise écologique) et d’autres facteurs sociaux, politiques et idéologiques qui sont aujourd’hui remis en question. Le déclin de la social-démocratie persiste, et une logique dangereuse est en train de s’installer pour combler le vide politique. L’impératif de légitimité (sociale) laisse progressivement place à l’impératif d’accumulation, renforcé par une logique anti-démocratique ; nous sommes à l’heure du capitalisme sauvage, digne du XIXe siècle.

Une logique autoritaire

Pour schématiser le système social, Alan Carter propose un modèle composé de relations et forces politiques (État), et de relations et forces économiques (société civile). Celles-ci forment une boucle de rétroaction, où les relations politiques sélectionnent et stabilisent les relations économiques qui développent les forces productives, qui favorisent à leur tour des forces politiques qui renforcent le pouvoir des institutions politiques. Dans cette logique, l’État joue un rôle prépondérant, mais tous les facteurs se supportent mutuellement afin d’assurer la persistance de l’ordre dominant. En illustrant ces composantes par des exemples actuels, nous pouvons observer les dérives du libéralisme économique et politique, sous la forme du néolibéralisme autoritaire.

Éléments
Exemple
Impératif
Relations politiques
État centralisé, pseudo-représentatif
Hégémonie
Relations économiques
Économie capitaliste
Accumulation
Forces économiques
Technologies industrielles
Productivité
Forces politiques
Forces armées, militarisme
Sécurité
Selon John Dryzek (2000), le libéralisme autoritaire désigne la maximisation du rôle du marché dans l’organisation de la société, combinée à l’attaque des conditions d’association publique, et donc des capacités délibératives de la société civile. Dans les années 1980, Ronald Reagan et Margaret Tatcher ont tous deux contribué à miner les syndicats, la liberté de presse, les droits des plus démunis, et la neutralité politique de la police. Dans une certaine mesure, ces néolibéraux ont réussi à renverser la tendance historique de l’inclusion de la classe ouvrière dans l’État, en optant pour un État minimal, réduit à ses fonctions régaliennes (sécurité nationale, défense de la propriété privée).

Bien que le néolibéralisme apparaisse souvent comme un désengagement de l’État en faveur d’un marché naturel et auto-organisé, il s’agit en fait d’une transformation du rôle de l’État, chargé d’alléger sa « charge sociale », instaurer des traités de libre-échange, protéger la propriété intellectuelle, réprimer la dissidence de la société civile, privatiser l’information, etc. Au Québec, cette forme d’intervention active de l’État dans l’extension autoritaire de l’économie de marché fut exemplifiée par le règne de Jean Charest et son Parti libéral. Au Canada, le Parti conservateur de Stephen Harper fait office de régime ultra-libéral anti-démocratique, combinant le détournement de l’État de droit par des raisons d’État, une précarisation sociale pour assurer la domination du marché (assurance-emploi et coupures de subventions), une utilisation massive des industries lourdes et dangereuses pour l’environnement (sables bitumineux), ainsi qu’un financement accru des forces militaires (achat de F-35, nationalisme militaire, etc.)

Une social-démocratie précaire

Les partisans du libéralisme politique (et non du libre-marché), et du républicanisme politique (à ne pas confondre avec les conservateurs), défendent fortement le pluralisme, la tolérance, les libertés civiles, la citoyenneté et la défense du bien commun. Ils s’opposeraient farouchement à cette dérive autoritaire, qui entrainerait la double domination de l’État et du marché sur la société civile. Ils veilleraient à ce que le système économique et politique soient au service de la population, et non l’inverse. Or, cela suppose une conception instrumentale de l’État, qui fait abstraction des impératifs d’accumulation, de légitimité et de sécurité. Libéraux et républicains regardent les élites politiques et économiques comme si elles étaient à leur service, plutôt que l’inverse!
C’est pourquoi les théories politiques dominantes, qui ne remettent en question ni le gouvernement représentatif (faiblement démocratique), ni l’économie de marché (menant à de profondes inégalités), se contentent de mitiger leurs effets en prônant une vision social-démocrate ou social-libérale. Une économie mixte (publique et privée), soucieuse du développement durable et de la bonne gouvernance permettrait de limiter les tensions contradictoires du système social. Cette vision inspirée de l’État-providence peut être schématisée comme suit :

Éléments
Exemple
Impératif
Relations politiques
État-providence
Légitimité sociale
Relations économiques
Économie mixte
Accumulation durable
Forces économiques
Modernisation écologique
Exploitation durable
Forces politiques
Coopération diplomatique
Diplomatie

Le capitalisme modéré, à visage humain, le développement durable, l’État social, les industries vertes, sont toutes des déclinaisons de ce modèle, qui devrait idéalement s’équilibrer par une croissance économique stable, des ressources naturelles abondantes, des institutions démocratiques efficientes, une paix sociale assurée la redistribution des richesses et des relations internationales sereines. Or, la réussite historique de la social-démocratie et de l’État-providence sont justement basés sur des circonstances favorables, appartenant à une époque révolue : une économie de marché florissante apportant une abondance matérielle, un corporatisme permettant d’intégrer les exigences syndicales et patronales, une nationalisation de secteurs clés, etc.

Malheureusement, la souveraineté financière des États n’est plus assurée (à cause de la mondialisation néolibérale, les paradis fiscaux, la division internationale du travail), et l’épuisement des ressources énergétiques mène à l’exploitation toujours plus coûteuse des hydrocarbures, accélérant ainsi les changements climatiques qui accentuent les catastrophes naturelles et humaines : réfugiés climatiques, crises alimentaires, etc. L’ensemble de ces effets déstabilisateurs engendre une crise systémique, à la fois économique, sociale et politique. Cette situation globale constitue la principale contrainte externe à l’État-providence, en plus des contraintes internes déjà mentionnées ci-haut. La social-démocratie, sur laquelle est basé le modèle québécois, est dans de beaux draps!

L’écosocialisme démocratique

La logique écologique implique une refondation du système social, qui remplace la centralisation étatique par une démocratie participative décentralisée, et l’économie de marché par une démocratie économique (économie plurielle, favorisant le secteur non-marchand). Ces relations économiques nécessitent des technologies alternatives appropriées, qui favorisent à leur tour une démilitarisation et des formes de résistance non-violentes.

Éléments
Exemple
Impératif
Relations politiques
Démocratie participative
Participation
Relations économiques
Économie plurielle
Réciprocité
Forces économiques
Technologies appropriées
Convivialité
Forces politiques
Démilitarisation, non-violence
Résistance


Cette dernière forme d’articulation des relations politiques et économiques constitue l’opposé du modèle néolibéral autoritaire. Grosso modo, il constitue l’archétype d’une société libertaire et conviviale, où la concentration du pouvoir politique et économique est réduite au maximum. L’expression « éco-socialisme démocratique » renvoie à l’idée que tout système social réellement écologique est foncièrement incompatible avec la logique capitaliste (à cause de sa propension à croître indéfiniment). De plus, l’économie de libre marché ne doit pas être remplacée par une planification centralisée, mais une planification démocratique de l’économie, opérant sur la base d’une délibération publique, accompagnée de systèmes de production coopératifs, libres et autonomes. Cet idéal économique n’est guère différent de celui de l’autogestion, à la différence près qu’il ne fait pas de la démocratie directe un dogme qui serait incompatible a priori avec toute forme de représentation.

Sans nous attarder sur la forme exacte de cette société future, nous devons envisager son articulation avec les autres schèmes évoqués plus haut. La société libertaire naîtra-t-elle du ventre de l’ancienne société, comme l’avaient espéré les marxistes qui croyaient que le capitalisme allait accoucher du communisme? Pourra-t-elle se construire au sein d’un monde où règnent les inégalités politiques et économiques, ou l’abolition de l’État constitue-t-elle une condition nécessaire d’émergence de la société conviviale? Toutes ces questions concernent l’articulation dynamique des logiques néolibérales, social-démocrates et écosocialistes.

Le carrefour social-démocrate

Le principal problème de la social-démocratie, qui repose ultimement sur les contradictions de l’État-providence, est qu’elle fait de celui-ci un idéal, plutôt qu’un tremplin vers un autre type de société. Le développement durable, de même que la modernisation écologique des industries (ex : Allemagne et pays scandinaves), sont des manifestations du libéralisme vert, qui sert de discours officiel (vernis idéologique) pour masquer les dérives d’un État-providence en décrépitude.

Depuis la chute des pays soviétiques et la montée fulgurante du néolibéralisme, la gauche parlementaire a intériorisé les contraintes marchandes et a définitivement coupé les ponts avec le socialisme. Elle délaisse ainsi le social-étatisme pour se tourner vers une « troisième voie », entre la social-démocratie et le néolibéralisme : le social-libéralisme. La gauche devient efficace et se tourne définitivement vers le centre ; c’est la voie privilégiée de Bill Clinton et Tony Blair, qui tentèrent tant bien que mal de limiter les dégâts du libéralisme économique sans trop lui nuire. Cette résignation est le signe des limites de la social-démocratie libérale, qui refuse de dépasser l’horizon du capitalisme et de l’État. Son incomplétude menace à tout moment de la faire retomber dans la logique autoritaire et les marasmes du néolibéralisme. Somme toute, la social-démocratie capitaliste représente un cul-de-sac politique.

À l’inverse, la social-démocratie libertaire ne considère pas le capitalisme comme l’alpha et l’oméga de sa logique ; elle prend plutôt la forme idéale de capitalisme (social-démocratie) comme le commencement d’un processus d’émancipation, qui doit dès maintenant dépasser les contradictions de l’État-providence. Il ne s’agit pas d’une gauche négative, qui se contente d’aménager le capitalisme pour le rendre plus vert et plus humain par la bienveillance de l’État. C’est plutôt une gauche positive et postindustrielle, qui se construit à partir d’une critique radicale du capitalisme et de l’État. Les solidaires (socio-démocrates) ne doivent pas se contenter de réfuter le discours des lucides (néolibéraux), mais doivent entreprendre dès maintenant un dialogue avec les protagonistes d’une société alternative.

La social-démocratie libertaire est donc à mi-chemin entre la social-démocratie classique (gauche) et l’écosocialisme démocratique (extrême-gauche). Elle constitue un régime de transition, allant d’un modèle instable (l’État-providence) à une logique réellement écologique. À l’inverse des anarchistes, qui rejettent l’État sous toutes ses formes et veulent instaurer une société libertaire tout d’un coup, par une rupture définitive avec le système dominant, les socio-démocrates libertaires veulent arrimer la gauche parlementaire à des objectifs et des moyens extra-parlementaires. Elle soutient une transformation progressive de la société (dans le sens d’un changement graduel vers l’autogestion), les réformes radicales devant s’inscrire dans un plan de démantèlement de l’État au profit de communautés autonomes.

Une démocratie radicale?

La social-démocratie libertaire se veut à la fois une proposition théorique et une hypothèse stratégique permettant d’orienter les réformes et les luttes dans la perspective d’une révolution, entendue au sens d’un changement de logique sociale (et non d’une transformation brusque, renversant la totalité sociale). Son objectif est la construction d’une société post-étatique et post-capitaliste, où le pouvoir économique et politique ne serait pas centralisé. Bien que cette transformation vise le dépassement de l’État, certains éléments (non-autoritaires) de celui-ci auraient un rôle essentiel à jouer. Cette conception se rapproche de la position de Noam Chomsky, qui tente de dépasser le sectarisme de certains anarchistes en préconisant le renforcement de l’État social contre les assauts du néolibéralisme.

« L’idéal anarchiste, quelle qu’en soit la forme, a toujours tendu, par définition, vers un démantèlement du pouvoir étatique. Je partage cet idéal. Pourtant, il entre souvent en conflit direct avec mes objectifs immédiats, qui sont de défendre, voire de renforcer certains aspects de l’autorité de l’État [...]. Aujourd’hui, dans le cadre de nos sociétés, j’estime que la stratégie des anarchistes sincères doit être de défendre certaines institutions de l’État contre les assauts qu’elles subissent, tout en s’efforçant de les contraindre à s’ouvrir à une participation populaire plus large et plus effective. Cette démarche n’est pas minée de l’intérieur par une contradiction apparente entre stratégie et idéal ; elle procède tout naturellement d’une hiérarchisation pratique des idéaux et d’une évaluation, tout aussi pratique, des moyens d’action ».
Noam Chomsky, Responsabilité des intellectuels, Agone, 1998, p.137

Dans un intéressant article du blog flegmatique d’Anne Archet, celle-ci résume cette position de manière ironique : « En plus de souligner la contradiction étrange du raisonnement qui stipule que d’affronter l’État le renforce alors que de le renforcer l’affaiblit, j’aurais pu ajouter que Chomsky est, en fin de compte, un démocrate radical. L’État et la corporation lui conviennent dans la mesure où ces institutions sont gérées sur un mode participatif. Ce qu’il appelle de tous ces vœux, c’est un État-providence pacifiste et gentil gouverné par des conseils ouvriers qui abolirait la corporation capitaliste pour la remplacer par des jolies coopératives industrielles, ce qui permettrait de développer des technologies libératrices pour augmenter la productivité et nourrir cette masse humaine en constante expansion. Beau programme, mais je le répète, on est loin de l’anarchie. » http://flegmatique.net/2010/04/24/cause-commune-toujours/

Nonobstant le fait qu’Anne Archet soit une anarcho-individualiste anti-démocrate, elle résume relativement bien le paradoxe de la social-démocratie libertaire, qui se veut une démocratie radicale. Mais sa critique caricaturale, sous le mode du reductio ad absurdum, présente un raccourci courant chez ceux qui réfléchissent sur un mode binaire et supportent mal la remise en question de leurs principes. En fait, Chomsky ne défend pas la totalité de l’État, mais certaines institutions protectrices qui permettent d’éviter que des inégalités sociales encore pires surgissent par le libre règne du marché. Ensuite, il faut préciser ce qu’on entend par le fait « de renforcer l’État par l’affrontement, et de l’affaiblir par son renforcement ».

Renforcer ou affaiblir l’État?

Généralement, le fait d’affronter un État autoritaire n’a pas comme effet de susciter le dialogue, mais de renforcer les forces politiques (répression policière), voire d’amener la limitation des libertés civiles par des impératifs sécuritaires et la raison d’État (qui suspend l’État de droit). L’exemple du projet de loi 78 du gouvernement Charest en est un bon exemple. Il permet de montrer que l’auto-limitation de l’État n’est qu’une forme temporaire, la force devenant nécessaire lorsque sa légitimité est remise en question. Le néolibéralisme, parce qu’anti-démocratique, renforce donc l’autorité de l’État (impératif de sécurité interne), de manière à brimer l’auto-organisation de la société civile. Les anarchistes ont donc raison de lutter contre cette domination politique illégitime, et c’est pourquoi ils sont souvent actifs lorsque les crises sociales font rage.

Mais cette confrontation a pour effet de renforcer la répression brutale, et non d’affaiblir les forces politiques. Seule la légitimité de l’État est affaiblie, car celui-ci montre son impuissance à gérer la situation, à rétablir la paix sociale et à faire accepter à tous les termes de son discours (son emprise hégémonique). La domination visible de l’État est alors d’autant plus forte, et il est peu probable que celui-ci s’effondre comme par magie. Un gouvernement particulier pourrait certes tomber et être remplacé par un autre ; mais la majorité des citoyens n’iront pas jusqu’à remettre en cause le principe même de l’État. C’est pourquoi la possibilité d’une destruction de l’État ne pourrait se réaliser que par une lutte armée et une expérience d’autogestion à grande échelle, qui sont peu probables sans une crise majeure, comme une guerre civile par exemple.

Par ailleurs, lorsque l’État social est renforcé, c’est-à-dire lorsque des services publics accessibles sont assurés et qu’une certaine redistribution des richesses permettent de réduire des inégalités, les fonctions régaliennes de l’État (défense la propriété privée, système judiciaire, police, armée) deviennent moins visibles et nécessaires. Bien que ces fonctions autoritaires restent en puissance, la domination de l’État est moins aigüe, et une plus large partie de la société peut ainsi entreprendre des expérimentations importantes. Par exemple, peut-on imaginer ce qu’auraient été les occupations des Indignés si les gouvernements (municipaux) n’avaient pas décidé de les réprimer? La tragédie de telles expérimentations n’est pas qu’elles soient souvent mal organisées, mais qu’elles se font souvent écraser avant d’avoir porter fruit. Comme le dit Spinoza, la mort vient toujours du dehors.

On peut certes souligner que l’État capitaliste est au service de la bourgeoisie, et qu’une réappropriation collective des espaces publics n’aurait pas pu survenir dans une société relativement égalitaire et tranquille. C’est bien la crise et une volonté partagée d’autonomie qui ont créé la nécessité d’une telle auto-organisation démocratique, et non l’État-providence qui veille à la bonne administration de la société. Mais l’État social peut tout de même aider, supporter ou du moins ne pas réprimer une telle auto-organisation civique, même s’il n’en est pas le principal porteur. La critique libertaire est particulièrement pertinente pour révéler la domination des institutions, mais elle devient exagérée lorsqu’elle affirme que celles-ci sont toujours nuisibles à l’autonomie.

Le dépérissement programmé

Le but de la social-démocratie libertaire est là : comment faire pour que l’État ne nuise pas à l’émancipation autonome des individus et des communautés? De plus, comment peut-il aider la société civile à se prendre en charge elle-même, par delà la double hétéronomie de la professionnalisation politique et de la rationalité économique? Comment l’État peut-il contribuer au renforcement des capacités d’action (empowerment) de ceux et celles qui sont plus à même de transformer la société, et de se passer de gouvernement? Pour les anarchistes orthodoxes, il suffirait que l’État cesse d’exister. Plus précisément, il serait nécessaire qu’il soit aboli en même temps que la propriété privée, par une gigantesque socialisation des moyens de production dans les mains des travailleurs. La révolution ne pourrait procéder qu’en bloc, sinon elle n’en serait pas une.

Mais l’écosocialisme démocratique et anti-autoritaire suppose une logique plus complexe, qui comprend l’instauration d’une démocratie participative, la mise en place d’une économie plurielle à forte proportion non-marchande, des technologies conviviales, et une culture non-violente qui permet d’éviter le recours aux armes (qui alimente souvent la répression politique). Cette logique écologique ne saurait émerger spontanément suite à une grande révolution sociale, mais doit être élaborée dès maintenant, au sein de la société actuelle. Il ne faut donc pas attendre une crise ultime où la révolution pourrait surgir et faire éclore un ordre nouveau. En reprenant l’analogie d’Ottoh Neurath, la société est un navire déjà en mer, qu’il faut immédiatement réparer à partir des matériaux disponibles, sans pouvoir le reconstruire sur la terre ferme. Cela ne veut pas dire qu’il faille tomber dans le réformisme ; nous devons opter pour des réformes radicales attachées à une réelle transformation de la société.

À première vue, cette conception peut sembler en contradiction avec la théorie de la primauté de l’État. Celui-ci serait une fois de plus conçu comme un instrument de la société civile, qui pourrait être utilisé pour assurer l’autogestion. Cependant, la social-démocratie libertaire opère une critique de l’État-providence, en montrant que ce modèle est limité par des impératifs fonctionnels, et ne saurait représenter un idéal à atteindre. La social-démocratie est plutôt un mouvement de transition incomplet, qu’il faudrait arrimer à l’élaboration d’une société post-étatique et post-capitaliste. L’État n’est pas naturellement un instrument au service de la société, et c’est justement pour cette raison que nous devons combattre son autoritarisme et orienter ses fonctions positives afin d’assurer l’émergence d’un ordre social qui rendrait un gouvernement central caduc. La social-démocratie libertaire ne vise donc pas à détruire l’État en bloc, mais à l’utiliser de manière prudente pour favoriser les chances d'élaboration d'une organisation sociale alternative.

Or, l’utilisation « éclairée » des fonctions étatiques ne risque-t-elle pas de dégénérer en autoritarisme, comme ce fut le cas dans les pays soviétique et ailleurs? Pour contrer ce risque, une analyse de la logique de l’État permettrait d’élaborer un plan de démantèlement interne, qui devra être combiné par la pression externe d’une société civile en voie d’émancipation. Il faudrait également remplacer la dictature du prolétariat (du Parti-État) par une démocratie participative, discursive et directe, afin que les décisions collectives ne soient pas concentrées dans les mains d’une élite politique. Le rejet de la théorie marxiste de l’histoire permet d’éviter ce piège, car l’État ne dépérira de lui-même à la suite d’une révolution sociale ; il faut contribuer activement à sa disparition.

Cette stratégie s’oppose évidemment à l’extra-parlementarisme absolu des anarchistes, qui veulent détruire l’État uniquement de l’extérieur. Bien que la mort vienne toujours du dehors, elle peut être préparée du dedans. L’apparition d’un nouvel ordre social autonome, combiné au désarmement de l’État, est la substance de la social-démocratie libertaire. La protection des services publics et du filet social, combinée à la démocratisation de la république et à la radicalisation de la démocratie, constitue une voie complexe mais certaine vers la transformation profonde de la société. La gauche doit devenir consciente des limites de l’État-providence, et envisager dès maintenant l’utilisation judicieuse et limitée de l’étatisme afin d’assurer la décentralisation et la démocratisation des fonctions économiques, sociales et politiques. Au lieu de promouvoir l'étatisation de la société, il faut dès maintenant veiller à la socialisation de l'État, c'est-à-dire sa démocratisation radicale.

L’État s’apparente à une centrale nucléaire ; il serait douteux voire dangereux de la détruire, mais nous ne pouvons pas la conserver éternellement, ni la déserter sans tâcher de la désaffecter. Il faut dès maintenant envisager comment la société peut s’en départir, de manière consciente et démocratique. Contrairement aux marxistes qui croient que l’abolition du capital mènera à la disparition naturelle de l’État, et aux anarchistes qui supposent que l’abolition de l’État engendrera spontanément une société anti-capitaliste, le social-démocrate libertaire n’a qu’un objectif : la construction d’une société post-capitaliste fondée sur le dépérissement programmé de l’État.

Commentaires

  1. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés