Alliance socialiste et indépendantiste (partie 2)


Le mythe de Lévesque

Option nationale est né de la crise du Parti québécois. Comme la connaissance d’un phénomène renvoie souvent aux causes qui lui ont donné naissance, les tensions qui animent ON trouvent leur sens dans les contradictions du PQ qui l’ont engendré. Le fait que le jeune parti revienne aux sources de son prédécesseur, avec un projet souverainiste assumé, un nationalisme ouvert et une social-démocratie solide, n’est pas anodin. S’il n’est que la peau neuve d’une vieille idée, il risque de reproduire les mêmes difficultés qui ont conduit à l’échec des derniers référendums. On peut évidemment attribuer ces déroutes à des facteurs extérieurs non négligeables (manipulation, craintes irrationnelles, influences économiques douteuses, immaturité du peuple québécois, etc.), ou à un manque de volonté des leaders souverainistes (la tête dirigeante du PQ jouant le rôle du bouc émissaire). Mais des contradictions internes peuvent également expliquer les obstacles endogènes de la logique souverainiste traditionnelle.

René Lévesque voulait créer une alliance entre tous les souverainistes, de gauche à droite, des indépendantistes durs aux souverainistes mous et électoralistes. Socialistes et technocrates, conservateurs et socio-démocrates discrets, devaient cohabiter dans un large navire en espérant gagner le pouvoir au gré des conjonctures politiques. Cette attitude peut être résumée par le slogan d’Aussant : « avant d’être de gauche ou de droite, il faut d’abord Être ». Cet argument ontologique, largement rhétorique, masque un paradoxe qui trouve ses racines dans le débat qui opposa Pierre Bourgault et René Lévesque. Voici un extrait d’une intéressante analyse de Marc-André Cyr, faisant suite à la crise du PQ :

« Bourgault affirme qu'il ne faut pas modeler le programme du parti à l'humeur des gens, mais, bien au contraire, s'atteler à les convaincre que ce programme est le meilleur qui soit. Ce type de discours — comme bien d'autres prononcés par Bourgault — déplaît à René Lévesque, qui prône plutôt une stratégie électoraliste et un programme modéré. (…) Progressivement, le Parti québécois a soumis la « souveraineté » au parti et le parti aux élections. Il a dénoyauté le projet pour le réduire à ses dimensions « réalistes ». Plutôt que de transformer la société afin de rendre la souveraineté possible, il a dilué la souveraineté afin de la rendre compatible aux humeurs changeantes et contradictoires de l'opinion publique. À partir de 1995, le renversement est complet. Le PQ ne veut plus prendre le pouvoir pour faire la souveraineté, mais au contraire, parle de souveraineté — le moins possible en fait — afin de prendre le pouvoir.

Nous aurions pourtant tort de réduire cette dérive à la mauvaise foi ou au manque de volonté des seuls acteurs politiques. Depuis la fondation du Parti québécois, la vaste majorité des partis sociaux-démocrates d'Occident ont effectué un important virage à droite. Les idéaux, plus que jamais, ont cédé la place à la rationalité mathématique des technocrates. Résultat: notre univers politique est aseptisé au profit de programmes politiques similaires en de nombreux points. C'est ce contexte qui a finalement eu raison du projet de souveraineté. Soumise à la fois aux aléas de la politique spectacle et du capitalisme mondialisé, les moyens et les fins de la souveraineté se sont progressivement vidés de leur contenu et de leur sens. »

Cette hypothèse explicative des déboires du projet souverainiste est particulièrement riche et intéressante. ON serait probablement d’accord avec ce diagnostic du déclin du PQ, mais n’en partagerait pas les mêmes conséquences que Québec solidaire. Au lieu de repenser le discours indépendantiste à nouveaux frais parce que le projet de la grande coalition serait compromis dès le début, il y verrait plutôt l’affaiblissement d’un idéal souverainiste valide en soi, muselé par l’égoïsme des politiciens et l’individualisme rampant d’une société déroutée. La solution serait la réconciliation des intérêts économiques et nationaux (d’où l’enthousiasme suscité par le discours économiciste d’Aussant), et la redécouverte de l’identité québécoise enfouie sous la colonisation culturelle canado-américaine (qui explique la popularité du verbe de Catherine Dorion).

Autrement dit, ON propose une critique culturelle du problème québécois, à laquelle le parti apporte une solution étatiste, seule capable réaliser l’essence de la Nation. Comme le peuple est un et dépasse les questions socioéconomiques particulières, il est normal que la souveraineté de l’État doive primer sur les divisions sociales. Pour répondre à ce discours, il faut montrer que le débat gauche/droite ne peut pas être dissocié du problème de la souveraineté, sans quoi tous les partis souscrivant à l’approche de Lévesque risquent d’assujettir l’indépendance aux caprices de l’électorat pour tenter de le séduire.

La phobie de la gauche

Le principal reproche des militant(e)s d’ON à l’endroit de QS est le fait que le second mélange deux questions distinctes (sociale et nationale), une telle erreur de catégorie pouvant réduire les chances de réussite du projet souverainiste. La gauche accentuerait la division, alors que l’indépendance porterait l’unité en germe. S’il est clair que le débat entre progressistes et conservateurs est explosif, la souveraineté ne fait malheureusement pas consensus. Les nationalistes pourraient répliquer en soutenant que l’indépendance est virtuellement rassembleuse, car elle sert l’intérêt de tous les québécois, toutes classes confondues. Il n’y aurait donc pas lieu de faire reposer la souveraineté sur les intérêts d’un groupe social particulier, ce qui constituerait une complication inutile.

Comme l’indépendance est une valeur qui peut être également portée par la gauche et la droite, la gauche ne pourrait se réclamer d’être la seule protectrice de celle-ci. Mais QS ne revendique pas le monopole de la question, il propose seulement de la formuler de manière progressiste. La gauche ne renvoie pas au contenu de l'indépendance (une Constitution socialiste par exemple), mais à la forme du processus indépendantiste (démocratie participative et souveraineté populaire pour l’un, souveraineté nationale des élites pour l’autre). QS n’identifie pas son projet social à la souveraineté, mais considère la seconde comme la condition pour réaliser pleinement une société libre, égalitaire et écologique. Il n’y a donc pas lieu de confondre le programme politique dans son ensemble et la stratégie souverainiste, les deux dimensions demeurant distinctes. Mais celles-ci doivent être articulées, et non simplement juxtaposées comme dans le cas d’ON. Les politiques sociales ne devraient pas être une simple décoration au goût du jour, mais le complément pratique d’une indépendance progressiste.

Un autre argument évoque le fait que l’accession à l’indépendance suppose l’arrivée au pouvoir d’un parti souverainiste, et que la gauche déplaît (malheureusement) à une bonne partie de la population. Il faudrait donc opter pour un programme modéré, capable de rallier les souverainistes de droite. Malheureusement, les souverainistes de droite risquent fortement de ne pas être convaincus par un programme social-démocrate tel qu’esquissé par ON, de sorte qu’il devrait diluer son programme progressiste au profit de l’opinion publique changeante. Cette option nous reconduit donc à la stratégie électoraliste du PQ.

Si ON défend coûte que coûte l’idée de Bourgault selon laquelle « il ne faut pas modeler le programme du parti à l'humeur des gens, mais, bien au contraire, s'atteler à les convaincre que ce programme est le meilleur qui soit », au niveau de la question nationale, pourquoi ne ferait-il pas de même à propos de la justice sociale? Alors que QS défend un discours bourgaultiste sur le plan social social et national, et que le PQ soutient une approche lévesquiste cohérente, ON mélange les deux discours en proposant une souveraineté pour les purs et durs tout en voulant rassurer les électeurs inquiets par les perturbations potentielles de la gauche. En toute logique, le jeune parti nationaliste devrait se rallier à la grande coalition du PQ, s’il tient mordicus à son projet d’indépendance par-delà les contradictions gauche/droite et les difficultés liées à une prise de pouvoir majoritaire. Pour l’instant, ON peut rester « pur », mais il risque de rencontrer les mêmes difficultés s’il devient un jour aussi gros et mûr que le PQ.

À l’inverse, ON pourrait opter pour la stratégie radicale de l’indépendance, qui est plus risquée mais représente la voie des « caribous », étiquette donnée aux indépendantistes téméraires en mémoire des caribous qui ont péri dans la rivière Caniapiscau en 1984. « Tout commence en 1968, dès les premiers jours du parti. À partir de ce moment, et l'aile gauche du Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) avait mis ses militants en garde, le projet «indépendance et socialisme» est officiellement mis à l'écart du programme. Issu de la fusion entre les libéraux et le Ralliement national, le PQ exclut, dès ses origines, toute forme de changement plus ou moins radical. Cette épithète — et le fait n'est pas anecdotique — est désormais réservée aux purs et durs. » Marc-André Cyr

Transformations de la gauche

La principale raison de l’impopularité de la gauche indépendantiste est une méconnaissance de l’échiquier politique. On suppute parfois que la gauche prône l’interdépendance et non l’indépendance, valeur traditionnellement défendue par la droite. Tout d’abord, l'indépendance dont il est question ici renvoie à la souveraineté de l'État, et non à la liberté individuelle. Si on oppose souvent la collectivité à l’individu, le bien public à la sphère privée, l’État au marché, le communisme au capitalisme, il faut dépasser ces oppositions abstraites et reconnaître des conceptions antagonistes de liberté et d’égalité.

La gauche prône l'émancipation individuelle et collective, dans tous les sens du terme : sur le plan culturel (anti-colonialisme), politique (souveraineté populaire et participative), économique (justice sociale). La gauche défend l'auto-détermination des peuples, celle du peuple québécois comme celle des Premières Nations. La gauche ne met pas seulement l'accent sur l'interdépendance et l'égalité en oubliant l'individu, sauf lorsqu'elle tombe dans un collectivisme vulgaire. Jaurès disait à ce titre même que « le socialisme est l'individualisme logique et complet ». La droite défend plutôt l'indépendance individuelle et formelle, c'est-à-dire la liberté négative, réduite à l'homo economicus et à la propriété privée. La gauche soutient plutôt la liberté réelle et positive des citoyens, la non-domination et l'autonomie, basée sur l'égalité des ressources qui permet à tous les individus de mener la vie de leur choix.

Le discours de la gauche reste pourtant attaché à certaines images issues de son histoire, qu’il faut retracer pour éviter de confondre le mythe et la réalité. Le sens de la gauche « moderne » se retrouve dans l’évolution des sociétés industrielles qui ont été marquées par de profondes divisions entre classes dominantes (capitalistes) et dominées (prolétaires), ce qui explique l’importance des discours socialiste, marxiste et anarchiste qui désiraient émanciper la classe ouvrière du capitalisme (approche révolutionnaire), ou encore les discours syndicaliste, social-démocrate et keynésien qui souhaitaient redistribuer la richesse en régulant l’économie de marché (approche réformiste). Avec l’arrivée des sociétés postindustrielles marquées par la révolution des nouvelles technologies d’information et de communication, les transformations du travail (postfordisme), la mondialisation néolibérale et les risques accrus liés au progrès technoscientifique, l’axe gauche/droite reçoit une nouvelle signification.

Dans La société du risque, Ulrich Beck souligne le fait que l’enjeu principal de notre époque n’est plus la redistribution des biens matériels produits par la croissance économique, mais la sélection, l’allocation et la prévention des risques inhérents au progrès technique accéléré. Le nucléaire, les biotechnologies, les changements climatiques et une série de nouveaux enjeux transcendent les clivages gauche/droite et affectent toutes les classes sociales confondues. La formule « la pénurie est hiérarchique, le smog est démocratique », résume l’idée de l’ubiquité des risques et la complexité inhérente de toute forme de développement, qu’il soit socialiste ou capitaliste. Cela ne veut pas dire que les individus privilégiés sont aussi vulnérables aux risques que les groupes minoritaires et défavorisés, mais qu’il n’est plus possible de résumer le mouvement de l’histoire par la lutte des classes.

Cette série de transformations rétroactives explique en partie le déclin du mouvement ouvrier et syndical, et l’apparition des nouveaux mouvements sociaux (pacifistes, féministes, écologistes, altermondialistes) qui ne militent plus seulement en fonction de revendications matérielles (hausses salariales), mais aussi pour des questions culturelles et identitaires, ancrées dans des discours d’autonomie, de qualité de vie et de valeurs postmatérialistes. Les mouvements de libération nationale (catalan, écossais, québécois) s’inscrivent dans cette tendance, qui s’articule davantage dans la société civile, la rue et la contestation, que les urnes et les institutions traditionnelles. L’hétérogénéité de ces mouvements s’explique aussi par la multiplicité des enjeux qui recouvrent la destruction des conditions d’existence qui sont menacées par la croissance économique frénétique.

La gauche postindustrielle repose ainsi sur une pluralité d’acteurs luttant pour le bien commun, attaqué par le néolibéralisme qui procède à un vaste pillage des ressources naturelles (surexploitation, brevetage du vivant) et cognitives (marchandisation du savoir), qui accentue « l’accumulation par dépossession » (David Harvey). Cette nouvelle gauche ne repose plus seulement sur la première contradiction du capitalisme entre forces productives et rapports de production (travail/capital), mais sur la deuxième contradiction entre rapports de production et conditions d’existence (capital/nature). C’est pourquoi la gauche ne se réduit plus à l’unique classe ouvrière, et s’adresse maintenant à tous les citoyens soucieux de l’avenir des écosystèmes et des générations futures. Les mouvements pour la justice sociale et environnementale sont inséparables ; le socialisme sans écologie, tout comme l’écologie sans socialisme, sont des non-sens.

Une indépendance réflexive

Cette réarticulation du schème politique fournit une clé permettant de repenser la gauche indépendantiste. Il ne s’agit plus de simplement opposer les syndicats aux entrepreneurs, le public au privé, les ouvriers aux capitalistes en voulant préserver l’État-providence contre les ravages de l’austérité et du néolibéralisme, bien que cela soit encore nécessaire pour contrer la montée affolante des inégalités sociales. Ce conflit doit maintenant s’inscrire dans un débat plus large, la société devant réfléchir sur l’orientation et la limitation du développement qui menace l’intégrité de la société et de la nature. La gauche ne doit pas se définir par la simple redistribution des richesses, mais par le développement conscient de la société, soumis à la lunette démocratique et la participation citoyenne, par opposition à une croissance incontrôlée assurée par la classe politique professionnelle et les adeptes de l’autorégulation du marché. Le débat droite/gauche peut être reformulé comme suit : 1) ou bien nous avons une économie de marché désencastrée de la société et de la nature, aidée par un État faiblement représentatif voué à la promotion de la croissance infinie dans un monde fini ; 2) ou bien nous limitons collectivement le développement économique en lui fixant démocratiquement des finalités éthiques, politiques et écologiques.

Cette dernière option ne nécessite pas pour autant une grande révolution planétaire, mais une extension importante de l’opposition, la participation et la délibération critique, ce qui est déjà en cours. Le mouvement écologiste a fortement contribué à innover sur le plan des dispositifs délibératifs (assemblées citoyennes, mini-jurys, forums, etc.), permettant de réarticuler les rapports de pouvoir entre habitants et experts, acteurs de la société civile, bureaucrates et promoteurs industriels. La contestation des discours, l’espace public, l’autonomie des mouvements sociaux par rapport à l’État, tous ces thèmes mettent l’accent sur la nécessité de reconstruire la société par-delà les sphères administrative et marchande, grâce au travail associatif, collaboratif, délibératif et critique.

Une indépendance réflexive doit ainsi s’enraciner dans un travail conscient et discursif, qui favorise l’échange, la participation et la délibération politique, en prenant compte des enjeux écologiques, sociaux, culturels, etc. La souveraineté ne peut être érigée en finalité suprême, mais doit reposer sur une réflexion collective et démocratique qui remet en question les rapports de domination politique et économique. L’origine de la gauche ne se retrouve pas dans le socialisme étatique, mais dans le projet d’autonomie et la démocratie. Bertrand Russell disait que le socialisme est l’extension de la démocratie, passant de la sphère politique (révolution bourgeoise, égalité formelle, État de droit), à la sphère économique (révolution socialiste, égalité réelle, République populaire). Jaurès disait que « la grande Révolution a rendu les français rois dans la cité et les a laissé serfs dans l’entreprise ». Il faudrait donc s’assurer que la souveraineté du Québec nous rende véritablement maîtres chez nous, et pas seulement dans les urnes!

L’unité factice de la Nation unitaire

Le mythe de Lévesque sur lequel est basé ON peut être résumé comme suit : la souveraineté du Québec aurait pour objet l’indépendance de l’État, qui serait identifiée à tort avec l’émancipation du peuple québécois. La stratégie souverainiste pourrait donc se limiter au travail des urnes, qui devrait mettre en parenthèses les conflits internes qui animent la société, au profit d’une unité nationale qui devrait assurer le salut collectif du Québec. Or, cette stratégie est inefficace d’une part, car elle soumet l’indépendance nationale à la conquête du pouvoir, et cette conquête aux caprices des électeurs. Elle est douteuse d’autre part, car la perspective d’une émancipation réelle doit être écartée pour assurer la cohabitation entre exploitants et exploités, groupes dominés et classes possédantes qui ne partagent pas les mêmes espoirs et inquiétudes sur notre avenir incertain, menacé par la crise économique, institutionnelle et écologique.

Selon cette logique, il faudrait taire le débat social pour mieux se concentrer sur la question nationale, en mettant de côté la délibération démocratique sur la nature du projet souverainiste qui risquerait de semer la discorde. Vaudrait mieux jouer à l’autruche et faire valoir que l’indépendance serait « également bénéfique » pour tous les québécois et québécoises, sans tracer dès maintenant les contours de la forme d’une société future. Le débat gauche/droite pourra reprendre après l’indépendance, une fois que nous serons quelque chose, alors que maintenant nous ne sommes rien et ne pouvons anticiper notre avenir au-delà de la création d’un État. C’est pourquoi l’argument ontologique d’Aussant, qui résume l’idée d’une grande coalition monothématique et non-réflexive, constitue une impasse pratique et démocratique. Et ce mythe repose à son tour une conception dépassée de la représentation politique.

…Suite dans la partie 3…

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