Enquête sur le bouchardisme


Notes sur le césarisme québécois

Dans l’article sur L’émergence du Front nationaliste conservateur québécois, la trajectoire titubante du Parti québécois était considérée comme un indice, un élément révélateur du réalignement des forces politiques dans un contexte de crise du modèle québécois. Par la suite, le rapport complexe entre nationalisme identitaire et idéologie libertarienne fut analysé à partir du rôle central des intellectuels, qui contribuent à la reconfiguration des partis à l’intérieur d’une matrice idéologique commune, dont le récent virage populiste du PQ représente le principal symptôme. Or, cette histoire critique du souverainisme ne saurait être complète sans mentionner le personnage clé du nationalisme conservateur au Québec : Lucien Bouchard.

Cette enquête sur le bouchardisme se situe dans la continuité de travaux de sociologie politique portant sur les « discours de légitimation » qui accompagnent le virage néolibéral dans différents pays du monde, comme le livre de Stuart Hall, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, Éditions Amsterdam, Paris, 2008. L’explication complète du jeu des forces économiques ne saurait se limiter à une simple description de l’infrastructure, car la révolution conservatrice entreprise dans les années 1980 en Grande-Bretagne ou 1990 au Québec est intiment liée à la superstructure, c’est-à-dire à la manière dont la société civile et les institutions politiques exercent leur influence grâce à un mélange de persuasion et de coercition.

Autrement dit, le renversement du rapport de force entre les mouvements syndicaux, populaires, communautaires d’une part, et le pouvoir économique du patronat, des chambres de commerce et des firmes transnationales d’autre part, n’aurait pas été si important sans la « médiation » d’une figure centrale, surgissant pour juguler la catastrophe de l’échec référendaire de 1995. Après la démission de Jacques Parizeau, Lucien Bouchard quitta le Bloc québécois et devint premier ministre du Québec pour combler la béance à la tête du Parti québécois en déroute et rassurer le peuple québécois démoralisé après ce grand match quasi nul, aux allures de traumatisme collectif. Orateur charismatique, craint et respecté pour sa clarté et sa capacité de diriger, il incarne une sorte de « césarisme » québécois.

« Dresser un catalogue des événements historiques qui ont culminé dans une grande personnalité « héroïque ». On peut dire que le césarisme exprime une situation dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique, c’est-à-dire s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut aboutir qu’à leur destruction réciproque. Quand la force progressive A lutte contre la force régressive B, il peut se faire non seulement que A l’emporte sur B ou B sur A, mais aussi que ni A ni B ne l’emporte, mais qu’ils s’épuisent réciproquement et qu’une troisième force C intervienne de l’extérieur et s’assujettisse à ce qui reste de A et de B. […] Mais si le césarisme exprime toujours la solution par « arbitrage », confiée à une grande personnalité, d’une situation historico-politique caractérisée par  un équilibre des forces annonciateur de catastrophe, il n’a pas toujours la même signification historique. Il peut y avoir un césarisme progressif et un césarisme régressif et, en dernière analyse, ce n’est pas un schéma sociologique, mais l’histoire concrète qui peut établir la signification exacte de chaque forme de césarisme.» Gramsci, cahier 13, 27

Si le bouchardisme représente un point de bascule dans l’histoire politique contemporaine du Québec, il ne doit pas être compris comme l’ensemble des actes particuliers de Lucien Bouchard, ni comme une doctrine unifiée sous-jacente à ses déclarations. Il s’agit plutôt d’une attitude générale visant à surmonter une contradiction propre à une situation historique déterminée, c’est-à-dire une manière particulière de gérer la crise ou le blocage d’un processus inachevé. Le bouchardisme ne représente pas une conscience claire du problème québécois, mais une « constellation idéologique » essayant de répondre, instinctivement, aux tensions fondamentales du nationalisme québécois et à l’échec de son principal projet politique : le souverainisme.

Une histoire de frères

Pour comprendre la constellation idéologique léguée par Lucien Bouchard, il est nécessaire de glisser un mot sur son comparse, Gérard Bouchard. Selon une hypothèse intéressante du professeur Joseph-Yvon Thériault, l’articulation entre les années 1990 et 2000 pourrait être éclairée par une étude comparée des deux frères, qui symbolisent en quelque sorte une décennie particulière. D’un côté, Lucien fonde le Bloc québécois en 1991, joue un rôle clé dans la campagne de 1995 et arrive comme capitaine du Parti québécois pour les cinq années suivantes, avant de quitter la vie politique en 2001 parce qu’il n’aurait pas réussi à raviver la flamme nationaliste et souverainiste.

De l’autre côté, Gérard publie son magnum opus Genèse des nations et cultures du Nouveau monde en 2000, qui retrace « l’américanité » de la nation québécoise à l’aide d’une histoire comparée et géographique permettant d’expliquer son caractère moderne, pluraliste et ouvert sur le monde. Son œuvre d’historien et de sociologue l’a amené à coprésider la commission sur les accommodements raisonnables auprès du philosophe Charles Taylor vers la fin de la décennie, « commission qui prendra la forme d'une sorte de psychanalyse de nos angoisses identitaires. »
http://m.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/280553/que-restera-t-il-des-decennies-bouchard

Bien que l’enjeu constitutionnel et la question identitaire soient deux aspects liés d’un même problème, il est important de les distinguer afin de montrer la différence d’accent entre la voie nationaliste et l’approche souverainiste qui incarnent deux tendances de l’après-Révolution tranquille. « Lucien s'inscrit dans une continuité du Québec français, voire du Canada français. Il avait applaudi au beau risque de René Lévesque et participé au gouvernement de Mulroney. Nationaliste convaincu, ses convictions souverainistes sont plus modérées. On peut penser qu'il accepterait, comme la plupart des Québécois, un renouvellement autonomiste du Canada. Son souverainisme fut largement exacerbé par l'échec de Meech. Sa démission au début de l'an 2000 semble sonner le glas d'un tel pragmatisme politique. La quasi-victoire au référendum apparaît après coup comme le chant du cygne de la continuité souverainiste. Au reste, le conservatisme modéré qu'il a pratiqué comme premier ministre a provoqué une prise de distance de certains milieux de gauche par rapport au Parti québécois. »

Lucien aura donc contribué à l’émergence des « orphelins de Bouchard », selon l’expression de Gaétan Breton. Les personnes déçues par le virage conservateur et autonomiste du Parti québécois ont été marginalisées au sein de l’organisation (SPQ-Libre), dispersées dans la société civile (Nouveau Mouvement pour le Québec), réunies à l’intérieur de tiers partis souverainistes (Option nationale) ou engagées dans la reconstruction de la gauche (Québec solidaire).

De son côté, la figure de Gérard « incarne plutôt le volet « rupture » de la Révolution tranquille. Autrement dit, il est plus souverainiste que nationaliste. Pour lui, le Québec est une société « neuve » qui doit se méfier de son passé canadien-français, de ses angoisses identitaires. Lui-même (comme sa décennie) est moins en phase que son frère (et la décennie 1990) avec la tradition et le sentiment populaires québécois. Le souverainisme de Boisclair, qui marque une partie de la décennie 2000, est très typique de ce nationalisme qui ne s'avoue plus et qui a « l'histoire en trop » : le Québec se veut moderne, ouvert, pluriel, écologiste, progressiste. Mais la population ne suit pas. La crise des accommodements raisonnables et celle, plus récente, sur le cours Éthique et culture religieuse apparaissent comme une sorte de retour du refoulé. La commission que Gérard Bouchard coprésida a tenté d'expliquer aux Québécois francophones qu'ils sont dans l'erreur, que l'avenir ne saurait être que celui de l'ouverture au pluralisme. »

La révolution passive

Le conservatisme de Lucien et le progressisme de Gérard délimitent les frontières du discours nationaliste et souverainiste traditionnellement associé au Parti québécois. Il est donc nécessaire d’analyser les bordures du péquisme afin de mettre en évidence les tensions qui le constituent et la complexité qui l’anime. Tout d’abord, ce discours repose sur l’idée selon laquelle la souveraineté-association serait l’achèvement d’un processus d’émancipation nationale prenant racine dans la Révolution tranquille. Celle-ci doit être conçue comme une « révolution passive » au sens de Gramsci, c’est-à-dire une révolution « par le haut » où l’intervention étatique permet l’inclusion de nouveaux groupes sociaux à l’intérieur de l’hégémonie d’un nouvel ordre politique.

La révolution passive n’est pas le fruit d’un grand mouvement social ou d’une lutte populaire, ni l’invention miraculeuse d’une culture particulière, mais le résultat d’un processus général (industrialisation, urbanisation, keynésianisme, fordisme, naissance de l’État-providence), qui mélange des spécificités locales et contingentes à l’influence des relations internationales. « Le concept de révolution passive, il me semble, s’applique non seulement à l’Italie, mais également à tous les pays qui modernisent leur État à travers une série de réformes et de luttes nationales sans subir une révolution politique du type radical ou Jacobin. » Cahier 4, idée 57

La révolution passive est donc essentiellement technocratique, car une élite montante (intellectuels, avocats, journalistes, petits bourgeois issus des collèges classiques et des universités) parvint à opérer un changement institutionnel substantiel sans bouleversement social majeur, grâce à une alliance complexe de divers intérêts : syndicats, patronat et État-providence. Cette transformation importante représente un « compromis de classe », car l’extension des droits socio-économiques est venue au prix d’un faible contrôle démocratique de l’État et des moyens de production, et d’une intégration des forces de droite à l’intérieur de la question nationale. C’est pourquoi le projet de souveraineté-association élaboré par René Lévesque et porté par le Parti québécois s’inscrit dans une continuité historique marquée par une coalition gauche/droite (un mélange de révolution/restauration) et le refus de la rupture définitive avec l’ordre économico-politique dominant. C’est en quelque sorte une révolution sans révolution, rendue possible par une représentation limitée des intérêts (corporatisme) et un dialogue restreint sans remise en question des rapports de pouvoir (concertationnisme), sous la tutelle de l’État-providence et de l’impératif du « consensus », qui représente en fait l’hégémonie nationaliste/souverainiste du modèle québécois.

Du méta à l’hyper-péquisme

Comme le péquisme représente la synthèse inachevée de la Révolution tranquille, il comprend en son sein une contradiction qu’il n’a jamais réussi à surmonter. Le pôle progressiste de cette tension est représenté par le « méta-péquisme », c’est-à-dire l’idée de l’union des forces souverainistes par-delà le débat idéologique qui oppose libéralisme et socialisme. Le préfixe « méta » désigne le fait que le discours péquiste ne se limite pas au parti qui l’a fait naître, mais s’étend aux autres partis souverainistes et organisations de la société civile qui sont directement ou indirectement issus de ce mouvement. Malgré l’idée du primat de la question nationale sur la question sociale, le méta-péquisme endosse généralement un modèle social-démocrate à saveur étatiste, c’est-à-dire un capitalisme modéré par une redistribution et une démocratie représentative fonctionnelle.

Ce souverainisme progressiste se retrouve dans le programme d’Option nationale qui entend retourner aux sources du Parti québécois, et fut défendu par les figures pluralistes et pragmatiques comme Gérard Bouchard et André Boisclair. Ce dernier préconisait un équilibre entre la gauche et la droite semblable à la « troisième voie » de Tony Blair au Royaume-Uni : le social-libéralisme. Ce modèle socioéconomique vise à « soulager le capital » et « favoriser l’investissement privé » tout en adoptant quelques politiques sociales pour limiter les inégalités. Cette « coïncidence des opposés » est fréquemment revendiquée comme le remède miracle à la crise de confiance envers les élites et les institutions.

« Plus en profondeur, le Québec doit revenir au système d’équilibre qui soutenait ce qu’on a appelé le modèle québécois - essentiellement : un ensemble de politiques qui savaient faire la part des impératifs économiques et des objectifs sociaux. C’est cet équilibre délicat qui a été rompu depuis dix ans à cause d’une philosophie néolibérale trop agressive qui tend à éroder le tissu social et heurte de front les traditions et les valeurs des Québécois. Par ses politiques éclairées (tant celles du Parti libéral que du Parti québécois), le Québec des années 1970-2000 a su non seulement maintenir, mais renouveler son filet social tout en adoptant certaines politiques néolibérales et en soutenant la croissance de son économie. Il est même parvenu, durant cette période, à réduire à la fois la pauvreté et les inégalités. Il a ainsi fait la preuve que ce ne sont pas les programmes sociaux qui appauvrissent les États. »

La recette gagnante serait ainsi un soigneux mélange de néolibéralisme et de mesures sociales, fondé sur la phobie de la crise, le dogme de la bonne entente et le refoulement des contradictions qui traversent ce modèle historique fondamentalement instable. Le méta-péquisme n’aime pas la dérive conservatrice, mais croit encore en la résurrection de la grande coalition souverainiste, la Convergence nationale, arc-boutée sur le centre magique d’un monde qui n’existe plus. Il croit à l’Idée du PQ malgré son désenchantement vis-à-vis le parti, en regardant le printemps québécois avec les lunettes des années 1970. Le méta-péquisme est donc profondément enthousiaste, au sens du philosophe David Hume : « L’espoir, l’orgueil, la présomption, une imagination brûlante, liés à l’ignorance sont donc les véritables sources de l’enthousiasme. » Essai sur la superstition et l’enthousiasme. Le méta-péquisme répond au principe de plaisir en refusant la réalité du déclin. C’est une régression historique à la case départ d’un projet, sans réactualisation critique ; le méta-péquisme est la maladie infantile du souverainisme.

À l’inverse, le bouchardisme n’est pas un accident du péquisme, ni une excroissance infectieuse, mais une maladie congénitale, le résultat d’un développement historique. Il ne constitue pas une erreur de parcours, mais une tentative pour résoudre une contradiction fondamentale : c’est l’hyper-péquisme. Le bouchardisme, par principe de lucidité, a rejeté le principe de plaisir pour le remplacer par la vertu de l’austérité. Il ne croit plus à l’Idée du PQ, mais agit au nom de la sauvegarde du parti ; le salut par l’économie. Le slogan « l’économie d’abord » n’est pas d’abord de Charest, mais de Bouchard, les libéraux ayant simplement repris et prolongé la logique des néo-libéraux souverainistes.

Le triptyque nationaliste

L’hyper-péquisme représente la frontière droite de la matrice idéologique du souverainisme. Son origine remonte à la campagne référendaire de 1995, lors de l’entente tripartite entre le Bloc québécois, le Parti québécois et l’Action démocratique du Québec, qui inclut une offre de partenariat avec le Canada à l’intérieur de la question référendaire. Lucien Bouchard réussit alors à convaincre Jacques Parizeau de rester fidèle à l’idée d’association de René Lévesque, de même que Mario Dumont qui décida d’appuyer le Oui à cette unique condition. Ces trois partis forment en quelque sorte un bloc nationaliste, allant de l’autonomisme (ADQ) au souverainisme (PQ) en passant par l’ambivalence du bouchardisme qui surdétermine cette constellation.

Si la plupart des commentateurs ont l’habitude d’opposer rapidement l’ADQ et le PQ, notamment à propos de leur divergence théorique sur la question constitutionnelle, ils oublient bien souvent la convergence pratique de ces deux partis sur le plan socioéconomique. L’idée des conditions gagnantes (ou le moratoire de dix ans), l’obsession du redressement économique par le déficit zéro, ainsi qu’une série de mesures de centre-droit sont devenues des normes implicites du nationalisme, qui peine encore à se remettre de l’échec référendaire. Malgré le départ de Lucien Bouchard de la « scène politique formelle » en 2001, celui-ci continue à exercer une influence certaine sur la société civile québécoise. Le bouchardisme représente une sorte de spectre idéologique qui établit une réforme « morale et intellectuelle » de la question sociale et nationale. Le personnage lui-même continue à exercer son hégémonie, que ce soit à titre de président du conseil d’administration de l’Association gazière et pétrolière et du Québec, ou par la rédaction d’articles et de manifestes comme Pour un Québec lucide en 2006.

À ce titre, un sondage publié le 6 mai 2006 dans le journal Le Devoir révéla que la moitié de la population appuierait le retour en politique de Lucien Bouchard, et qu’un parti mené par lui aux côtés de Mario Dumont devancerait de loin le PQ et le PLQ. Bien que Lucien ait répété à plusieurs reprises qu’il ne reviendrait pas à la vie politique active, ce dernier gouverne d’autant mieux qu’il n’est pas élu. C’est pourquoi plusieurs nationalistes, autonomistes et conservateurs réclament encore une « caution morale » qui permettrait de reformer un regroupement politique de lucides, c’est-à-dire un parti bouchardiste ou hyper-péquiste qui romprait définitivement avec le méta-péquisme.

« Constatant l'agonie de l'ADQ, surtout qu'elle a été, par hasard, drôlement accélérée par sa propre démission-choc, Éric Caire clame sur tous les toits son souhait de voir émerger une nouvelle coalition qu'il qualifie de "centre-droite". Frottant sa lampe magique en espérant y voir sortir un génie prêt à lui exaucer ses trois voeux, il rêve aussi de voir le Lucide-en-chef lui-même devenir géniteur de ladite coalition: "Oui, ce serait un beau rêve. Mais si on reste dans le domaine du rêve réalisable, une caution morale de Lucien Bouchard serait déjà un engagement très fort de sa part. Pourquoi pas le voir parrainer un mouvement comme celui-là sans y prendre une part plus active?" Lucien Bouchard comme "parrain" de la droite québécoise? Le rôle lui irait en effet comme un gant. Comme troisième souhait, M. Caire pense "à des gens comme François Legault, Joseph Facal, Jacques Ménard, André Pratte, pour ne nommer que ceux-là. Et il y en a d'autres." » http://voir.ca/chroniques/voix-publique/2009/11/11/la-caution-morale/

S’agit-il d’une idée saugrenue ou d’une réalité sociopolitique émergente? Cette anticipation des années 2000 serait-elle corroborée par la reconfiguration actuelle des forces conservatrices ? L’année 2011 est très instructive à cet égard.

La face cachée de l’amphithéâtre

Tout juste après l’effondrement Bloc québécois en mai 2011, le projet de loi 204 concernant l’entente de gestion entre la Ville de Québec et l’empire médiatique Quebecor sur la construction du nouvel amphithéâtre provoqua un grand émoi au sein du Parti québécois. La ligne de parti imposée par Pauline Marois visait d’abord à percer le bastion conservateur de Québec en appuyant une loi peu démocratique servant à assurer un projet teinté du populisme autoritaire du maire Régis Labeaume. L’amphithéâtre lui-même symbolise la dérive populiste du nationalisme québécois, méfiant envers les élites et gavé par l’industrie culturelle Quebecor. Mais ce symbole national se reflète aussi dans la dérive électoraliste et la ligne autoritaire de la tête dirigeante du Parti québécois.

L’épisode de l’amphithéâtre représente la goutte qui provoqua la démission de quatre figures importantes de l’aile progressiste et méta-péquiste du parti. Pierre Curzi (syndicaliste et comédien), Lisette Lapointe (femme de l’ex-premier ministre Parizeau) et Louise Beaudoin (historienne et sympathisante du Parti socialiste de France), claquèrent la porte à cause du manque de démocratie à l’interne. L’autoritarisme de Marois aura donc eu raison de cette frange progressiste du PQ. 

Ensuite, cette crise favorisa la démission de Jean-Martin Aussant, qui ne pouvait plus supporter l’approche autonomiste de la « gouvernance souverainiste ». Économiste pragmatique et souverainiste convaincu dans la droite ligne de Parizeau, il imita le départ de ce dernier lors de la crise du « beau risque » en novembre 1984, en créant un nouveau parti dédié à la pédagogie de la souveraineté. Ce n’est donc pas un hasard si Parizeau et Lapointe appuient maintenant Option nationale, devenu l’ultime gardien du méta-péquisme.

Curieusement, cet épisode névralgique de l’histoire récente du PQ ne se transforma pas en crise de leadership. Au contraire, la résilience de Marois lui valut d’être surnommée la « Dame de béton », ce qui n’est pas sans rappeler « la Dame de fer » (Margaret Thatcher). Outre ce rapprochement sémantique, il faut noter que l’entêtement de Marois (elle fut élue chef après deux défaites devant Landry et Boisclair) et son importante expérience (14 charges ministérielles) font d’elle une parfaite « synthèse » du Parti québécois, par le cumul des postes et la sédimentation de l’histoire de l’organisation. L’échec de l’approche Boisclair, la montée de la droite auprès des élites et des électeurs, ainsi que la crise non résolue des accommodements raisonnables font en sorte que Marois incarne maintenant l’hyper-péquisme, dominant la sphère politique par la relégation du méta-péquisme : exclusion du SPQ-Libre, mépris d’Option nationale, indifférence à la Convergence nationale, etc.

L’affaire Michaud comme avènement impromptu de la question ethnique

Une ambiguïté centrale du bouchardisme demeure la question de l’identité nationale. L’affaire Michaud est révélatrice de cette tension du péquisme parce qu’elle provoqua une importante crise en décembre 2000, trois mois avant la démission de Lucien Bouchard. L’adoption de la « motion scélérate » manifeste à plusieurs titres le phénomène du bouc émissaire, condamnant avec virulence des propos ambigus, mais considérés comme inexcusables à l’époque, ceux-ci exprimant en quelque sorte le « nationalisme ethnique » ou la « xénophobie latente » du peuple québécois : « Que l'Assemblée nationale dénonce sans nuance, de façon claire et unanime, les propos inacceptables à l'égard des communautés ethniques et, en particulier, à l'égard de la communauté juive tenus par Yves Michaud à l'occasion des audiences des états généraux sur le français à Montréal le 13 décembre 2000. »

Apprécié par la communauté anglophone et juive, Lucien n’hésita pas à jeter son fiel en accusant injustement Michaud, celui-ci reflétant l’impuissance du premier ministre à raviver la flamme nationaliste et souverainiste de son peuple. D’une certaine manière, le nationalisme identitaire représente « l’ombre » du bouchardisme (au sens de Carl Gustav Jung), c’est-à-dire une partie de notre psyché que nous refusons de voir en nous-mêmes, et qui se reflète parfois dans le visage effrayant de l’autre.

« Le point de départ est simple : la plupart des hommes ignorent leur ombre. (…) Le plus souvent elle est projetée dans des troubles somatiques, des obsessions, des fantasmes plus ou moins délirants, ou dans l'entourage. Elle est « les gens » auxquels on prête la bêtise, la cruauté, la couardise qu'il serait tragique de se reconnaître. Elle est tout ce qui déclenche la jalousie, le dégoût, la tendresse. » Elie G. Humbert, L'homme aux prises avec l'inconscient, Espaces libres, Albin Michel, p. 29-44.

Ce double intérieur, que nous refusons de reconnaître, mais qui nous habite, représente des possibilités inexplorées qui peuvent se révéler ou non après quelques années. « Ce sont toutes les possibilités du sujet, ce qu'il aurait pu choisir ou être, mais qu'il n'a pas vécu jusqu'à présent. Ces potentialités font partie des aspects personnels (qualités et attributs propres à la personne) et collectifs (les possibilités humaines de développement) de la psyché. » Elysabeth Leblanc, la psychanalyse jungienne, Collection Essentialis, éd. Bernet-Danilot, avril 2002, p. 34

Cette rapide analyse jungienne de la politique québécoise ne vise pas à expliquer l’émergence du nationalisme identitaire à partir de la psychologie de Lucien Bouchard. Il n’est tout simplement pas possible de réduire un phénomène social à une manifestation individuelle. Au contraire, il s’agit seulement de montrer que le nationalisme identitaire n’est pas un trait nécessaire du bouchardisme, mais une potentialité pouvant survenir par le biais des contradictions internes d’une société. Si le projet politique représente la partie consciente ou le « moi » d’un phénomène social plus profond, alors il faut dénicher la part d’ombre qui se cache parfois derrière nos meilleures intentions, afin de mieux les canaliser et les intégrer au lieu de les refouler.

L’affaire du turban et la récupération de l’ADQ

La récente affaire du Turban, qui opposa brièvement la Fédération québécoise de soccer et l’Association canadienne à propos du port du turban par de jeunes joueurs sikhs, laisse apparaître le réflexe identitaire du Parti québécois qui entend raviver la flamme nationaliste par un enjeu qui rappelle les débats liés aux accommodements raisonnables. Cette affaire permet d’apporter de l’eau au moulin au projet de constitution québécoise, dans laquelle seraient enchâssées les « valeurs communes des Québécois ». Il est intéressant de noter que cet engagement se retrouvait dans la plateforme électorale de l’ADQ de 2007, avec le dégel progressif des droits de scolarité (indexation), la réforme de l’aide sociale, de nouvelles rondes de négociations constitutionnelles avec le gouvernement fédéral pour assurer plus d’autonomie (gouvernance souverainiste), l’équilibre budgétaire sans hausse substantielle des impôts (déficit zéro).

Avec la nomination de Pierre-Karl Péladeau à la tête d’Hydro-Québec (dont l’anti-syndicalisme pourrait jouer un rôle central dans la restructuration de l’organisation), le Parti québécois reproduit mécaniquement le schème de l’ADQ et la CAQ, qui souhaite ériger la gouvernance des institutions publiques sur le modèle du bon entrepreneur. Ceci n’est pas autre chose qu’une manifestation du bouchardisme, qui transpire sur l’ensemble de la matrice idéologique du nationalisme québécois. Si le Parti québécois bascule pour l’instant vers l’autonomisme des conditions gagnantes, il ne risque pas de revenir vers le pôle méta-péquiste par un coup d’élastique, le virage populiste étant largement entamé pour séduire l’électorat de la droite conservatrice lors des prochaines élections. Cela mènera très probablement à la crise définitive du souverainisme, voire à l’effondrement du Parti québécois qui s’entête à imiter la CAQ pour mieux la supplanter. Si le « petit souverainisme » du Bloc québécois s’est écroulé en 2011, une crise semblable à l’échelle nationale ne serait pas surprenante, bien qu’elle représenterait une réelle catastrophe pour le « bloc historique » du Parti québécois.

« Quant au grand souverainisme, son ébranlement avait commencé par l’élection en 1998 de Lucien Bouchard, élu comme Johnson en 1966 et comme Duplessis en 1944, c’est-à-dire avec moins de voix que le parti d’opposition. Le fondateur du Bloc québécois qui avait sauvé une campagne référendaire mal commencée en 1995 et successeur de Parizeau en janvier 1996, se trouva aux commandes d’un gouvernement mal élu et héritier du fiasco de la défaite d’octobre 1995. Sa démission fracassante en janvier 2001 fut annonciatrice de ce qui allait suivre au Québec. Orateur enflammé au verbe haut, il avait su faire vibrer la fibre souverainiste mieux que nul autre. Du jour au lendemain, il quitte le pouvoir, comme d’autres abjurent la foi, et se réfugie dans la pratique lucrative du droit en servant ainsi la cause du capital avec un sans-gêne drapé de grandes protestations de vertu. Ses interventions dans la sphère publique alimentent une lecture strictement gestionnaire de la situation québécoise, comme l’atteste le Manifeste des lucides qu’il a majestueusement patronné.

Bouchard a donné à voir un processus spectaculaire de « refroidissement des braises », de tassement subit de la revendication souverainiste pour laisser place à la bonne administration résignée, mais opportuniste des affaires. À sa manière, il a aidé la cause de l’ADQ de Mario Dumont, tenté aussi par le repli gestionnaire assaisonné d’une vague revendication d’État autonome du Québec. Bouchard semble aujourd’hui avoir un successeur dans la personne de François Legault, déjà sacré premier ministre par les haut-parleurs médiatiques du Québec; la Coalition pour l’avenir du Québec tente ainsi d’élaborer la plateforme d’un nouveau parti dont la marque de commerce serait le redressement national par la bonne « gouvernance » provinciale. Cette gestion dépolitisée mettrait au frigo les vieilles récriminations souverainistes, petites et grandes. La doctrine Legault-Sirois – à l’instar du parti libéral du Québec, un prétendant respectable au pouvoir doit cultiver ses liens avec le capital –, si elle devait conduire effectivement à l’élection d’un gouvernement défaisant le duopole PLQ-PQ, serait la consécration du bouchardisme. »

Le renouveau de Couillard

Face à ce bloc nationaliste conservateur représenté par le duo PQ-CAQ, le nouveau chef du Parti libéral, Philippe Couillard, entend redonner une nouvelle peau à son organisation. Dans un discours important du 15 juin 2013, il s’attaque directement au souverainisme de son adversaire : « On ne peut jamais être sûr des valeurs que le PQ défend, car elles changent de l’opposition au gouvernement. Ce qui ne change pas, c’est leur obsession. La seule chose qui les réunit c’est le projet d’un autre siècle, la perte de notre citoyenneté canadienne et le repli. » Il dénonce également la « social-démocratie de pacotille » du PQ, son « progressisme de façade », sa « mentalité d’assiégé » et de « confrontation », qui amène la discorde entre « eux et nous ». En effet, la question identitaire est polarisante et mène à une division qui n’aide pas beaucoup le projet de la souveraineté, ni l’inclusion sociale.

Ce curieux revirement du Parti libéral est annonciateur d’une importante transformation du discours qui ne sera pas sans conséquence lors des prochaines élections. Le PLQ serait « le grand parti progressiste de notre histoire », avec des valeurs de « tolérance, d’inclusion et de primauté des libertés individuelles ». Il s’agit en quelque sorte d’un renouvellement par un retour aux sources, c’est-à-dire au libéralisme le plus classique, que ce soit sur le plan économique, politique ou social : Adam Smith, Benjamin Constant, John Rawls. Le Parti libéral prendra même la « justice sociale » comme thème de son prochain congrès à la mi-août, laissant plus de place aux jeunes libéraux. Cela contraste fortement avec la bureaucratisation importante du PQ, menant à la séparation de la tête dirigeante et de sa base militante.

Indépendamment du fait que Philippe Couillard aura le charisme et pourra susciter l’enthousiasme populaire nécessaire à l’élection de son parti, une coupure nette avec l’ère conservatrice de Charest est maintenant tracée au niveau du discours et des perceptions. Qu’il s’agisse d’une image ou d’une réalité, le PLQ lance un défi au PQ qui sera contraint à se repositionner sur l’axe gauche/droite, même s’il avait comme stratégie initiale de miser sur la question identitaire et les disputes constitutionnelles, en donnant quelques mesures conservatrices et quelques bonbons socio-démocrates ici et là. Avec cette approche sans fondement idéologique autre que la bonne gouvernance, incapable de se démarquer suffisamment de ses adversaires, le PQ apparaîtra comme un parti désorienté et manquant de confiance. L’impasse apparaîtra, la déconfiture montrera quelques signes, et le déclin surviendra.

Le populisme autoritaire

Dans cette grande reconfiguration politique, nous faisons l’hypothèse que le Parti québécois et la Coalition avenir Québec convergent théoriquement et pratiquement vers un foyer constitué par le bouchardisme, composé d’un mélange de nationalisme pétrolier et de populisme autoritaire. Ce dernier terme ne doit pas être confondu avec « l’étatisme autoritaire » décrit par Nicos Poulantzas, bien au contraire.

Selon Stuart Hall, « loin d’impliquer la manipulation de motifs idéologiques étatistes, ce qui caractérise la forme émergente de politique hégémonique, ce sont au contraire ses accents « anti-étatistes » appuyés, son effort pour articuler idéologiquement et politiquement différents « anti-étatismes » : celui, d’inspiration « néolibérale », des organisations et des think-tanks patronaux, celui des professions libérales, celui des patrons du petit commerce et des travailleurs indépendants, celui des classes populaires soumises à l’impéritie relative et aux contrôles de l’État social… Elle vise ainsi à favoriser un glissement vers une forme autoritaire de politique hégémonique fondée sur le « transformisme » populiste du mécontentement populaire, de manière à assurer les bases d’un consentement à son projet. »

Face à cette tendance bouchardiste de la « Dame de béton » aux accents thatchériens, la nouvelle mouture du Parti libéral sous la direction de Philippe Couillard apparaîtra comme son pendant progressiste, analogue au social-libéralisme blairiste. Ce néolibéralisme à visage humain apparaîtra à la population comme une voie de sortie « civilisée » aux problèmes de corruption, de stagnation économique et de panne démocratique qui constituent la « crise organique » du printemps 2013. Celle-ci se manifeste notamment par la crise simultanée de l’infrastructure matérielle et de la superstructure culturelle et institutionnelle de la société québécoise, qui atteint une ampleur inégalée au niveau municipal : A) dégradation des infrastructures routières et d’eau potable, montée de la précarité économique de groupes sociaux (jeunes, femmes, immigrants) ; B) crise de la représentation, scandales quotidiens de la Commission Charbonneau, arrestations massives d’élites politiques par l’Unité permanente anticorruption, etc.

Les deux principales nouvelles du 17 juin 2013, soit le déclenchement d’une grève générale illimitée par l’alliance syndicale de l’industrie de la construction et l’arrestation du maire Applebaum faisant face à 14 chefs d’accusation, symbolisent conjointement le profond blocage social, économique et politique du modèle québécois, qui ne pourra être redressé miraculeusement par un retour aux sources de la Révolution tranquille. Ce réflexe nostalgique, ce rêve de la fontaine de Jouvence qui nous ramènent instinctivement à l’âge d’or du libéralisme (Couillard), du péquisme (Aussant), ou du nationalisme (Bock-Côté), ne peuvent que reproduire l’illusion du nouveau par le mime machinal de l’ancien. Ni le renouveau du « progressisme libéral », ni le projet souverainiste des années 1970, ni le retour à l’identité nationale unitaire, ni le rejet drastique de l’État-providence par l’économie de marché ne représentent des alternatives viables à la crise du bouchardisme.

Toutes ces options ignorent, laissent intactes ou prétendent supplanter la double contradiction sociale et nationale qui constitue le blocage actuel de la société, sans réellement présenter une solution satisfaisante à l’ensemble des dimensions du problème québécois. Seule une approche compréhensive, prenant en compte les multiples facettes de la crise systématique dont nous faisons face (démocratique, écologique, économique, urbaine, agricole, nationale et internationale) pourra motiver le peuple et l’unifier par un nouveau projet de société. Celui-ci devra ensuite s’ériger sur la crise structurelle et s’établir contre le stade bouchardiste du projet souverainiste, qui représente peut-être la phase terminale du rêve manqué de la révolution passive.

(Partie 3 de 4)

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