Critique du républicanisme nationaliste


L’échec d’une certaine idée souverainiste

La lutte idéologique ne s’opère pas seulement entre différentes théories sociales et doctrines politiques, mais à l’intérieur de chaque discours. Parfois, certaines idéologies s’emparent de concepts issus d’autres courants de pensée en retraduisant dans leurs propres termes les éléments susceptibles de renouveler leur vision du monde, appauvrie par la routine et/ou un échec stratégique. La crise du mouvement souverainiste représente un cas typique ce phénomène, comme le souligne le professeur de philosophie Danic Parenteau : « Ce n’est pas le projet souverainiste qui a été battu le 7 avril dernier, mais une certaine idée de la souveraineté. C’est une certaine manière de concevoir et de défendre ce projet politique, au premier plan par le Parti québécois, qui a été mise en échec. Le manque se trouve dans le sens même de ce projet politique, tel qu’actuellement défendu par cette formation. […] Ainsi, le vaisseau amiral de la souveraineté doit aujourd’hui s’engager dans une réflexion de fond. Les débats sur la stratégie et les tactiques, voire les plans de communications pour faire avancer l’idée de souveraineté, viendront plus tard. Pour l’instant, c’est le sens même de ce projet politique qui doit être renouvelé. »[1]

Dans son Précis républicain à l’usage des Québécois (2014), Parenteau entend refonder le projet souverainiste sur l’idéal républicain. Or, l’objectif de sa démarche consiste moins à justifier la transformation des institutions québécoises par la mise sur place d’un régime républicain, qu’à constater que le peuple québécois est d’ores et déjà adepte de cette idéologie. « Cet essai part d’un constat : il existe au Québec une pratique sociale républicaine fort répandue et enracinée dans l’imaginaire collectif. En effet, la manière dont les Québécois conçoivent la société et se représentent comme peuple et comme société d’accueil témoigne de la présence de repères symboliques typiques du modèle républicain. Nous entendons ici par républicanisme non pas un régime politique particulier — opposé habituellement à la monarchie —, mais une conception de la société différente du libéralisme anglo-saxon, dont découle, par exemple, le multiculturalisme canadien. »[2]

Nous voyons déjà le point de départ de l’analyse qui proposera non pas une archéologie de cette doctrine politique à travers l’histoire des Patriotes[3], une critique du « monarchisme québécois »[4] ou une anthologie des discours républicains portants sur des thèmes comme la corruption, la domination coloniale, les vertus civiques, les institutions et les symboles de la République[5], mais une attaque en règle du régime canadien et de son modèle d’intégration d’origine libérale. Le républicanisme tel que défini par Parenteau ne s’appuie pas sur un idéal positif et émancipateur et ne cherche pas la transformation de la société québécoise ; il repose d’abord sur la négation du multiculturalisme canadien et la consolidation d’une conscience nationale qui s’ignorerait elle-même.

« Nous sommes persuadés que les Québécois auront fait un grand pas vers leur liberté le jour où ils parviendront pleinement à se concevoir à l’aide d’une pensée plus conforme à leur façon concrète d’être et d’agir comme peuple. Autrement dit, c’est en s’affranchissant des schèmes de pensée forgés à travers une expérience historique et sociale d’un autre peuple, et par la suite mal adaptés à sa représentation, que le peuple québécois pourra enfin se penser lui-même et se dire à lui-même ce qu’il est. Dès lors, peut-être saura-t-il mieux exprimer ce qu’il veut continuer d’être comme nation politiquement organisée. »[6]

Au fond, il suffirait au peuple québécois de se libérer de l’idéologie multiculturaliste par une conscience républicaine afin de reprendre en main son destin, sans modifier pour autant le projet d’indépendance qui repose sur une vérité éternelle. « La raison essentielle qui justifie et rend légitime le projet de souveraineté du Québec demeure inchangée : il s’agit pour un peuple, élevé à sa conscience nationale et qui en a les moyens, d’être pleinement maître de lui-même. Cette raison était à l’œuvre au moment de la sécession des 13 colonies américaines en 1776, de l’indépendance d’Haïti en 1804, en passant par l’indépendance du Soudan du Sud il y a trois ans. Cette raison est intemporelle et universelle. »[7]

La laïcité en question

Pour redonner au peuple québécois une représentation adéquate de lui-même, Parenteau aborde quatre aspects du républicanisme : laïcité, citoyenneté, identité nationale et souveraineté populaire. La stratégie conceptuelle consiste à opposer systématiquement deux conceptions de la société : la vision individualiste du libéralisme canadien et le républicanisme sensible aux aspirations nationalistes du peuple québécois. Concernant la laïcité, nous pouvons distinguer deux modèles d’aménagement du religieux par rapport au politique. D’une part, la laïcité républicaine repose sur une séparation stricte de l’Église et l’État, confinant la pratique religieuse dans l’espace privé, l’égalité étant garantie par l’université de la loi dans la sphère publique. D’autre part, le sécularisme libéral met de l’avant la neutralité de l’État face aux différentes religions, laissant une marge de manœuvre à l’expression des croyances religieuses des individus dans l’espace public, ceux-ci étant protégés contre la discrimination par la Charte canadienne des droits et libertés.

Parenteau se sert de cette distinction pour expliquer la réaction « républicaine » des Québécois face à la question des accommodements raisonnables et au fameux débat sur la Charte des valeurs. « La vive opposition exprimée par les Québécois à l’égard des accommodements religieux trouve essentiellement son origine dans le rapport que ces derniers entretiennent avec la religion depuis la Révolution tranquille. Pour eux, la pratique de l’accommodement est vue comme un retour du religieux dans l’espace public. […] Lorsque la pratique religieuse d’une personne se heurte à une règle collective universelle, par ailleurs légitime, légale et raisonnable, la majorité estime qu’il n’y a pas lieu d’assouplir cette règle pour accommoder la pratique religieuse de cette dernière. »[8]

D’abord, il faut noter que le rejet des accommodements raisonnables et l’appui au projet de charte du Parti québécois ne sont pas partagés par l’ensemble de la population, ni même de la majorité d’origine canadienne-française, car il s’agit d’une question polarisante qui ne fait donc pas consensus par définition. De plus, même si la grande majorité de la société était en faveur de la Charte des valeurs québécoises, cela ne signifierait pas pour autant qu’elle aurait raison. Ainsi, nous devons rejeter cet argumentum ad populum (sophisme de l’appel à la majorité), car il faut se demander si ce projet répond à des critères de justice. Néanmoins, nous pouvons objecter que Parenteau ne cherche pas tant à justifier les réactions du peuple québécois, à prescrire ce qui doit être, mais à décrire simplement ce qui est. Or, on peut également douter de la thèse selon laquelle le rapport ambivalent des Québécois avec la religion aurait pour origine une certaine idée la laïcité issue de la Révolution tranquille.

En fait, le retrait du pouvoir religieux de la sphère publique dans les années 1960 ne vient pas d’une conception républicaine de la laïcité, ni d’un modèle anglo-saxon de neutralité de l’État, mais d’un processus de modernisation de l’État. La laïcisation consista à faire passer le système d’éducation et de santé, qui étaient dirigés par l’Église, sous le contrôle de l’État-providence. Cette déconfessionnalisation représente un long processus, car la Révolution tranquille préserva des privilèges pour l’Église catholique et protestante dans les commissions scolaires jusqu’aux années 2000, les derniers cours d’enseignement religieux à l’école publique ayant été éliminés en 2007. D’ailleurs, l’État finance toujours les écoles confessionnelles privées, ce qui demeure une aberration du point de vue de la laïcité républicaine. En remettant cette question à l’intérieur d’une trajectoire historique, nous pouvons constater que la laïcité québécoise ne renvoie pas d’abord à l’immigration, aux accommodements religieux et au modèle d’intégration, mais à une émancipation du pouvoir religieux par la réappropriation collective des institutions publiques.

Citoyenneté

Tout comme la section sur la laïcité, la citoyenneté républicaine semble porter avant tout sur l’intégration à la communauté politique, soit les droits et surtout les devoirs des membres d’une nation qui les attachent à leur État. « La citoyenneté renvoie en règle générale à une manière pour toute personne de se savoir pleinement intégrée à une communauté politique et de se sentir solidaire du sort de cette dernière. La citoyenneté implique également une façon de percevoir son rôle dans les affaires touchant sa communauté, dont le fait de pouvoir directement prendre part aux décisions collectives touchant celle-ci — par exemple, aller voter, voire se porter elle-même candidate à un poste électif public — et de se sentir liée par ces décisions. En outre, l’exercice de la citoyenneté implique pour tout citoyen la possibilité de servir sa communauté, notamment sous les drapeaux. Cet attachement s’accompagne habituellement de certaines protections juridiques de la part de l’État — sous la forme de lois ou de grandes chartes de droits —, de même que de certains privilèges — tels l’octroi de titres officiels, comme un passeport, ou l’accès à certains services publics, comme des soins de santé ou l’enseignement —, privilèges dont sont précisément privées les personnes qui n’ont pas le statut de citoyen. »[9]

Cette conception ne fait pas réellement référence à l’humanisme civique du républicanisme classique, qui met de l’avant la participation citoyenne comme élément essentiel à la liberté politique, comme moyen de lutter contre la corruption des institutions et la domination des élites. La citoyenneté ne se limite pas à voter, à se présenter aux élections ou à obéir (se sentir lié) aux décisions des dirigeants, comme le préconise la démocratie représentative qui représente une forme d’aristocratie élective ; elle consiste d’abord à participer et à délibérer des affaires publiques, à contester les lois injustes et à décider directement par le biais de mécanismes comme les référendums d’initiative populaire, des assemblées locales, etc.

Ainsi, la conception de Parenteau ne fait que défendre la forme actuelle de la démocratie libérale, en lui ajoutant une composante collective centrée sur le modèle d’intégration et l’identité nationale. L’analyse proposée décrit moins l’exercice de la citoyenneté que l’acquisition de la citoyenneté nationale, laquelle peut être plus ou moins exigeante selon la doctrine libérale qui permet une cohabitation de différentes cultures (laisser-vivre), ou la doctrine républicaine qui nécessite une adhésion forte aux valeurs majoritaires (vivre-ensemble). Pour le multiculturalisme canadien, « l’acquisition de la citoyenneté semble davantage tenir d’une modalité administrative que d’un véritable processus d’intégration à une communauté. »[10] La citoyenneté républicaine est alors fondée sur l’assimilation (plus ou moins complète) à la culture nationale.

« En somme, les Québécois rejettent l’idée qu’il soit possible pour un nouvel arrivant de devenir citoyen tout en demeurant « étranger » à la culture du pays d’accueil, replié au sein de sa communauté ethnoculturelle d’origine. Il est tout à fait normal pour tout citoyen, qu’il soit d’immigration récente ou ancienne, de rester attaché à sa culture d’origine, celle de ses parents ou celle dans laquelle il a grandi. Il va de soi qu’il peut continuer de parler une autre langue que la langue nationale de son pays d’accueil en famille et avec ses amis. Il peut même conserver certaines valeurs étrangères à celles de ses concitoyens, dès lors qu’elles sont compatibles avec les lois de son nouveau pays. Dans l’espace public de tous les jours toutefois, c’est-à-dire au sein du domaine ouvert à l’interaction des citoyens et où justement s’exerce la citoyenneté, se déploie la culture commune. Pour la majorité des Québécois, cette culture commune prend la forme d’une culture et d’une langue nationales. »[11]

On retrouve ici les lieux communs de la critique du multiculturalisme, qui au nom de la défense des minorités culturelles, favoriserait en fait les ghettos et l’exclusion sociale, tout en niant la réalité de la culture majoritaire et l’existence de la nation québécoise. Certes, il est vrai que le multiculturalisme canadien ne permet pas de mettre en évidence le phénomène de « minorité nationale », par contraste avec l’interculturalisme qui la reconnaît explicitement et cherche un dialogue entre la culture majoritaire et les minorités[12]. Il est aussi vrai que l’idéologie multiculturaliste élaborée par Pierre Elliott Trudeau n’est pas neutre parce qu’elle visait une neutralisation du nationalisme québécois, autre raison pour laquelle cette doctrine doit être justement critiquée. Or, il serait hasardeux de rejeter toute forme de pluralisme sous prétexte qu’il faudrait absolument privilégier une culture nationale bien soudée. Malheureusement, la critique de Parenteau conduit à rejeter l’interculturalisme parce qu’il serait basé sur la même vision individualiste que le multiculturalisme : l’idéologie libérale.

« Si l’interculturalisme et le multiculturalisme présentent des différences que l’on ne saurait nier — le premier repose sur l’admission de l’existence d’une « nation » québécoise, alors que le second nie cette réalité —, il reste que ces modèles reposent tous deux sur une même conception de la société, celle fondée sur le libéralisme anglo-saxon. Or, cette conception de la société n’a pas réussi à s’imposer au Québec, car les Québécois continuent de souscrire majoritairement à une autre conception de la société — ni meilleure ni pire, seulement différente et ignorée à tort —, laquelle tend davantage vers le républicanisme, même s’il est encore mal assumé. »[13] Ainsi, le « rejet majoritaire » des accommodements raisonnables s’expliquerait par une conception implicite de la citoyenneté qui mettrait de l’avant un sentiment d’appartenance nationale qui ignorerait sa nature républicaine.

Identité nationale

Il est dommage que l’aspect du républicanisme qui est systématiquement mis en valeur soit la méfiance envers les communautés, associations et corps intermédiaires qui s’insinueraient pour briser le lien entre les citoyen(ne)s et leur État unitaire. L’égalité de tous les citoyen(ne)s repose ainsi sur la transcendance des différences culturelles qui relèvent de la sphère privée, la culture publique commune servant de socle à la République. Les liens horizontaux et les appartenances particulières qui attachent les individus à des communautés, guildes et corporations doivent ainsi être remplacés par la relation verticale entre le citoyen et la communauté nationale, à la manière de la loi Le Chapelier de 1791 qui continue encore aujourd’hui de marquer le républicanisme français. Le procès du multiculturalisme canadien conduit alors au rejet pur et simple du pluralisme par la mise en avant de l’identité nationale.

« Une telle conception « communautariste » est aux antipodes de la manière québécoise de penser la nation. Pour les Québécois, la nation québécoise forme non pas une communauté de communautés, mais une communauté de citoyens, puisqu’elle est celle de tous les Québécois, dès lors qu’elle réunit tous les citoyens du Québec, quelles que soient leurs origines, leur religion, leurs préférences politiques ou leurs préférences en matière de style de vie. La nation québécoise est elle-même une communauté rassembleuse, qui transcende par nature toutes les appartenances particulières que peuvent entretenir certains citoyens à l’égard de leur communauté immédiate. »[14]

Face au programme de construction identitaire du multiculturalisme canadien, dont Parenteau souligne à juste titre le caractère récent et artificiel, il oppose un programme de construction identitaire (nation building) qui serait intiment lié à la nature de l’État québécois. « On l’a vu, les Québécois conçoivent en général l’État du Québec comme l’incarnation institutionnelle de ce qu’ils sont comme peuple. L’État est en ce sens indissociable de leurs ambitions collectives. Bien plus qu’un instrument au service des individus, il est l’expression politique d’un peuple conscient de son caractère national. Si l’État du Québec porte en lui une composante identitaire marquée, et qu’il lui revient de sauvegarder et de promouvoir celle-ci, c’est qu’il est au cœur de la vie collective. La composante identitaire n’est pas ici accessoire ; elle participe de la nature même de cette institution politique. »

Ainsi, le but essentiel de l’État québécois serait la sauvegarde de la culture nationale et du Bien commun, qui n’est pas identifié ici à la justice sociale mais à une vision compréhensive du Bien issue de la majorité culturelle. Cette vision est explicitement anti-libérale, car elle rejette l’idée que l’État doive demeurer neutre quand aux diverses conceptions de la vie bonne (pluralisme des valeurs), et se concentrer plutôt à promouvoir les droits individuels et l’équité. Dans le triptyque républicain « Liberté, égalité, fraternité », cette conception anti-pluraliste privilégie la troisième composante, la solidarité nationale, en accordant un rôle secondaire aux deux premiers éléments.

« La sauvegarde et la promotion de l’identité nationale sont des éléments importants de la tâche dévolue à l’État du Québec parce que les Québécois estiment que leur identité est liée à une conception du « Bien commun » à préserver. Fidèles à l’approche républicaine, les Québécois jugent qu’il incombe à l’État d’incarner une certaine vision du monde, des choix collectifs ou des valeurs communes qui renvoient à une conception du bien. Celle-ci n’a pas la prétention d’être universelle, car elle se sait indissociable de l’expérience historique et sociale particulière du peuple québécois. »[15]

Par ailleurs, cette interprétation identitaire du Bien commun mène l’auteur à concevoir le mouvement coopératif comme une caractéristique culturelle du peuple québécois, une propriété essentielle liée à son histoire particulière, et non comme un mouvement social issu du mouvement ouvrier qui visait à lutter contre les excès du capitalisme. Le coopérativisme ne s’inscrit plus dans une tradition de gauche, mais serait le fruit d’un républicanisme implicite qui accorde une place privilégiée à la collectivité et l’identité nationale ! Outre le fait que cette explication soit historiquement et sociologiquement fausse, elle représente une récupération nationaliste d’un mouvement qui émane d’une doctrine politique différente.

« Suivant leur conception de la société, le Québec est une véritable communauté nationale avec son identité propre. Il ressort de cette conception une dimension collective plus affirmée. La présence plus grande de valeurs de coopérations au Québec, plus grande qu’elle ne l’est au Canada — pensons seulement au nombre d’organisations formées en coopératives, notamment le Mouvement Desjardins —, témoigne à sa façon de l’importance accordée par les Québécois à la collectivité. Le phénomène trouve certainement son origine dans l’histoire du Québec, laquelle est traversée depuis près de trois siècles par le thème de la survivance — même si par ailleurs celui-ci semble de moins en moins présent dans l’imaginaire collectif québécois contemporain. L’esprit de coopération des Québécois porte la marque d’une communauté qui a su se « serrer les coudes » au fil du temps pour continuer d’exister à travers l’adversité, notamment depuis la Conquête britannique. Plus fondamentalement, cette vision collective participe d’une conception plus républicaine de la société. »[16]

Souveraineté populaire

Cette conception culturaliste du républicanisme se réfracte même dans l’interprétation du concept de souveraineté populaire. Le peuple québécois serait intrinsèquement plus actif dans la sphère politique, contrairement au reste du Canada qui resterait plus passif à cause d’une conception « atomisée » de la société et une certaine méfiance à l’égard des institutions politiques. « Si les Québécois sont républicains, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils accordent une place centrale au peuple dans leur représentation du pouvoir politique. La souveraineté du peuple, ou la souveraineté populaire, est en effet au cœur de l’idéal républicain qui fait du peuple un acteur politique de premier plan. […] Concrètement, le républicanisme des Québécois se manifeste d’abord à travers une conception plus active de la citoyenneté. La comparaison entre le Québec et le Canada permet d’observer une différence quant à la participation des citoyens dans l’espace public. En dépit de la perte de confiance généralisée des citoyens à l’égard de la « chose publique » qui est visible partout en Occident — phénomène que les uns appellent « cynisme », les autres « désenchantement » —, le Québec continue de montrer une capacité de mobilisation et de participation élevée des citoyens, sans contredit plus importante que celle observée au Canada ou ailleurs dans la plupart des pays européens » »[17]

S’il est vrai que la société civile québécoise est relativement plus dynamique dans l’espace public et dans la rue, cela n’émane pas d’une mentalité républicaine répandue mais d’une tradition de luttes sociales, de l’histoire du syndicalisme, du mouvement indépendantiste et d’autres facteurs politiques, économiques et culturels complexes qui ne peuvent être subsumés sous l’égide d’une identité nationale unifiée. Or, l’hypothèse selon laquelle le républicanisme serait la principale structure de l’imaginaire québécois conduit à interpréter tous les phénomènes politiques de l’histoire contemporaine du Québec à travers cette grille d’analyse. Par exemple, les multiples consultations publiques et commissions d’enquête, les deux référendums sur la souveraineté et même le printemps québécois seraient les signes d’un inconscient collectif républicain. L’analyse de la grève étudiante de 2012 est symptomatique de ce « forçage idéologique » qui consiste à masquer l’origine de gauche du mouvement pour le ramener à sa source républicaine.

« L’ampleur du mouvement de contestation tient précisément au fait qu’il s’est agi là d’un affrontement entre deux conceptions diamétralement opposées de l’agir politique. Sans un tel écart, jamais l’enjeu des droits de scolarité n’aurait pu à lui seul conduire à une pareille mobilisation. D’une part, se réclamant d’une conception résolument républicaine (même si c’est en grande partie de manière inconsciente), les manifestants, étudiants et citoyens confondus, défendaient haut et fort l’idée que la question des droits de scolarité relevait d’un choix collectif sur lequel le peuple pouvait légitimement se prononcer. Indépendamment du régime adopté sur ce point ailleurs en Amérique du Nord ou au Canada, les Québécois manifestant estimaient avoir le droit de choisir un système d’éducation plus conforme à leur conception de l’éducation — conception qui fait de celle-ci un bien commun plutôt qu’un instrument d’avancement personnel, suivant la vision libérale de l’éducation. D’autre part, un gouvernement et une certaine élite politique et économique semblaient refuser, fidèles à l’approche libérale, que ces questions puissent faire l’objet d’un débat public. Complexes, ces questions devaient, selon les tenants de l’approche libérale, être réservées à des experts (comptables, administrateurs scolaires ou économistes), lesquels savent mieux que le peuple comment il convient d’administrer des univer- sités. Ainsi, le « printemps érable » a-t-il été le théâtre d’une lutte entre une approche républicaine axée sur le pouvoir du peuple, capable de se prononcer sur les grandes questions le touchant, et une approche technocrate libérale du politique réaffirmant une certaine conception élitiste du pouvoir. »

Ici, l’analyse de Parenteau rejoint une conception émancipatrice du républicanisme, qui contraste cependant avec la perspective nationaliste qui fut élaborée tout au long de l’ouvrage. Ce glissement est rendu possible par la confusion dans l’interprétation des variantes du libéralisme sur le plan socio-culturel, politique et économique. Si les sections sur la laïcité, la citoyenneté, et l’identité nationale portaient sur la critique du modèle d’intégration pluraliste-libéral, laissant intact le libéralisme politique et économique attachés à la démocratie représentative et au capitalisme, le discours structurant du printemps québécois renvoie avant tout à la critique d’une démocratie confisquée par les élites et les dérives du néolibéralisme, et non au rejet du multiculturalisme ou au nationalisme identitaire qui furent plutôt la réponse du Parti québécois pour refermer la brèche de ce mouvement populaire.

Deux républicanismes

Autrement dit, nous avons affaire à deux grandes conceptions du républicanisme : la première version, inspirée du modèle jacobin et français, est centrée sur la critique du communautarisme associé au libéralisme culturel et insiste sur la primauté de l’identité nationale, tandis que la seconde repose sur une conception critique de l’économie de marché et du gouvernement représentatif, qui met de l’avant la participation citoyenne et la démocratie radicale. Le républicanisme nationaliste n’est pas réductible mais compatible avec l’idéologie du nationalisme conservateur, plusieurs arguments contre le libéralisme anglo-saxon et le multiculturalisme étant repris par les partis populistes qui sévissent dans plusieurs pays du monde, comme le témoignent les résultats inquiétants des dernières élections européennes, avec la montée de l’extrême-droite et le « séisme » du Front national en France.

À l’inverse, le républicanisme socialiste considère que la souveraineté populaire doit s’étendre dans la sphère économique, car la démocratie ne pourrait se restreindre aux urnes et s’arrêter à la porte du travail. Comme le dit Jaurès, « la Révolution a fait les Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise ». Le socialisme, en tant que contrôle démocratique de la vie économique par des coopératives, des entreprises publiques incluant les citoyens, une planification collective au niveau local et une stricte régulation du marché, serait ainsi la réalisation de la République qui restera inachevée tant et aussi longtemps qu’elle se limitera aux institutions politiques. Cette version du républicanisme permet d’articuler la question sociale et nationale, socialisme et indépendance, patriotisme et internationalisme : « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »[18]

Or, cette conception du républicanisme est fondamentalement incompatible avec le nationalisme conservateur, et reçoit un accueil plutôt tiède des républicains centristes qui souhaitent éviter un conflit de classes par un projet nationaliste qui évacue les droits socioéconomiques pour ce concentrer sur l’identité nationale. Danic Parenteau, qui cherche à refonder la coalition souverainiste sur l’idéologie républicaine, doit donc se placer sur un terrain mitoyen pour permettre une alliance entre la gauche et la droite. La stratégie de l’assemblée constituante est ainsi revendiquée, à juste titre, mais l’interprétation du projet de constitution est clairement orientée vers la centralité du modèle d’intégration et la question identitaire.

« Cette constitution, rédigée et adoptée par le peuple du Québec, pourrait affirmer le principe de la laïcité, définir une conception de la citoyenneté, reconnaître la place centrale de certains symboles identitaires, qu’il reviendrait expressément à l’État de sauvegarder et de préserver. Elle pourrait aussi inscrire la reconnaissance officielle du caractère souverain du peuple. La volonté d’instituer le républicanisme au Québec ne peut exister sans remettre en cause l’ordre constitutionnel canadien. Toute mesure conçue en essayant d’éviter le terrain constitutionnel sera fatalement vaine ou risque de n’avoir qu’une portée symbolique. »[19]

L’élément pertinent du républicanisme repose moins sur la critique du multiculturalisme et la défense de l’identité nationale, que sur son incompatibilité avec le régime politique canadien, le Canada étant à juste titre « foncièrement antirépublicain »[20]. Si nous pouvons rejeter le monarchisme constitutionnel, le « gouvernement des juges » et la faiblesse démocratique des institutions politiques canadiennes, il faut approfondir cette critique en dénonçant le libéralisme politique et économique des élites québécoises, y compris nationalistes, en montrant qu’une réelle souveraineté populaire au Québec est incompatible avec le système fédéral, mais aussi au sein des institutions québécoises actuelles.

C’est ici que la limite de l’analyse de Parenteau montre sa principale faiblesse et s’avère contre-productive : l’idée selon laquelle le peuple québécois serait déjà républicain en puissance et n’aurait qu’à le devenir par le développement de sa conscience nationale occulte la critique du libéralisme économique et politique du discours dominant au sein de la société québécoise, et empêche donc les Québécois et Québécoises de devenir réellement républicains. En ce concentrant sur la critique du pluralisme libéral et du multiculturalisme canadien, on reste enfermé dans la défense d’une identité nationale, d’une conception étroite de la citoyenneté et d’un débat confus sur la laïcité qui alimente les divisions entre la majorité et les minorités culturelles, et les tensions au sein même de la majorité. Ce républicanisme à tendance jacobine, qui insiste sur l’universalité de la loi contre les accommodements « déraisonnables » et la défense des « valeurs québécoises » contre la fragmentation libérale, canadienne et multiculturelle, ne permet pas de construire une pensée de l’émancipation, de donner un sens concret à la souveraineté populaire et de guider l’action politique autrement qu’en appuyant un parti souverainiste dans les urnes.

C’est pourquoi il faut reconnaître que l’idéal républicain n’est pas un bloc monolithique, mais le terrain d'une lutte idéologique où des discours nationalistes, conservateurs, socialistes ou émancipateurs cherchent à s'approprier la signification de cette tradition politique. D’ailleurs, la voie la plus prometteuse pour refonder la lutte de libération nationale consiste à l’attacher à la question sociale et la reconstruction de l’État-providence issu de la Révolution tranquille, qui est maintenant détourné de ses finalités par les élites économiques. L’idéal démocratique issu du printemps québécois peut être considéré comme une forme de républicanisme inconscient en considérant qu’il s’attachait davantage à la critique du libéralisme économique, de la corruption et d’un gouvernement représentatif qui entravent le pouvoir d’agir des individus et le principe d’auto-détermination, c’est-à-dire la capacité de la société à agir sur elle-même. La pleine expression du caractère subversif du républicanisme ne repose pas sur la question de l’identité culturelle, mais sur le terrain chaud de la sphère socioéconomique où surgissent les luttes sociales et la contradiction fondamentale entre l’idéologie libérale et le projet d’une République réellement démocratique.

L’anthologie De la République en Amérique française renoue davantage avec cet idéal émancipateur structurant l’imaginaire du mouvement des Patriotes, et persistant comme une tradition politique qui n’a rien à avoir avec le nationalisme de survivance qui se retrouve dans le duplessisme et le récent virage conservateur du Parti québécois. D’ailleurs, l’expression politique la plus claire de cette tradition se retrouve probablement au sein de Québec solidaire, dont des éléments républicains se retrouvent clairement dans le programme sans être complètement explicites dans le discours officiel du parti. Le républicanisme patriote était d’ailleurs davantage influencé par la Révolution américaine que par un modèle d’intégration français ou la critique du pluralisme libéral.

Enfin, la distinction entre libéralisme et républicanisme présentée dans l’introduction de l’ouvrage dirigé par les républicains Marc Chevrier, Louis-Georges Harvey, Stéphane Kelly et Samuel Trudeau, est plus pertinente que le débat poisseux qui oppose multiculturalisme et nationalisme identitaire, car elle met en évidence la domination économique et politique qui sévit non seulement entre le Canada et le Québec, mais entre le gouvernement québécois et son propre peuple. La souveraineté populaire représente une lutte contre la domination sous toutes ses formes, qu’elle soit capitaliste, coloniale, sexiste, raciste, etc. Elle permet une critique de la société marchande qui endort le pouvoir citoyen, en donnant à la liberté politique une texture plus riche, qui inclut mais dépasse en même temps le strict cadre de la communauté nationale.

« Le libéral applaudit à la civilisation du commerce et de l’industrie adoucissant les mœurs, elle offre un éventail grandissant de possibilités aux individus liés les uns aux autres par la recherche de leur intérêt mutuel. Pour ce faire, l’État prend soin de soutenir l’essor du capitalisme, notamment en le finançant par son crédit et en facilitant la création de puissantes entreprises capables d’expansion et de grands projets. Le républicain reste sceptique devant les progrès annoncés par cette civilisation du commerce ; il craint même que l’abondance des biens et des distractions amollisse les mœurs, détourne le citoyen de la chose publique et augmente les occasions de corruption. Le consommateur finit par l’emporter sur le citoyen – le lien social se réalise par les choses échangées, produites, consommées et non plus par l’éclat des actions publiques ; la personnalité humaine en est alors affectée, devenue malléable, ouverte à une multitude de dépendances. À son grand dam, le républicain voit l’État s’allier aux puissances financières et sacrifier la chose publique à leurs intérêts. Ainsi, l’État finit par être de connivence avec de grands groupes économiques, dont la concentration fait disparaître nombre de petits producteurs. Pour le républicain, la liberté politique se double donc d’une liberté économique, celle de pouvoir gagner son pain sans devoir subir la domination des monopoles qui raflent les moyens de production et jettent les petits producteurs propriétaires vers le salariat précaire. »[21]

Si le Précis républicain à l’usage des Québécois reste prisonnier du carcan nationaliste et souverainiste en limitant la critique républicaine au multiculturalisme canadien au lieu de l’étendre à l’ensemble de la société, la conclusion de l’ouvrage reste pertinente et s’accorde avec une conception socialiste de la République. L’hypothèse de recherche pour la reconstruction d’un républicanisme démocratique qui soit susceptible d’articuler la question de l’émancipation sociale et la lutte de libération nationale consiste à montrer que la République représente la forme politique essentielle à la liberté du peuple québécois, et qu’elle s’inscrit dans un projet de société plus large qui permet d’élargir la souveraineté populaire à la sphère économique. Il est possible d’écarter le modèle d’intégration assimilationniste et centralisateur d’origine française tout en conservant la critique du libéralisme économique et politique, évacuant ainsi le débat houleux sur l’identité nationale qui se prête facilement aux dérives populistes.

Cette stratégie permet de se concentrer sur la construction d’une unité populaire capable de s’institutionnaliser par la transformation de l’État québécois. Ce type de républicanisme progressiste s’accorde avec la décentralisation, l’autonomie régionale, le pluralisme et une solidarité concrète qui ne se réduit pas au sentiment d’appartenance. Ce projet ne sera possible sans un processus constituant largement démocratique, qui seul pourra résoudre la question nationale par l’exercice d’une citoyenneté active qui remet en cause l’ordre économique et politique actuel. Cet idéal républicain ne deviendra effectif qu’à condition qu’il ne soit plus dirigé idéologiquement par le nationalisme conservateur, et qu’il renoue avec un projet de société pleinement assumé dont l’indépendance représente une dimension incontournable. Ainsi, nous nous accordons avec le projet indépendantiste et républicain sans partager pour autant la conception étroite de la laïcité, la citoyenneté et l’identité nationale suggérée par le républicanisme de Parenteau. Si le républicanisme doit refonder le projet souverainiste, c’est à condition de rompre avec l’obsession identitaire et de baser un nouveau nationalisme sur la souveraineté populaire et l’idéal émancipateur de l’indépendance nationale. Le tournant républicain ne se fera pas vers la droite, mais vers la gauche.

« En définitive, la question du statut politique du Québec et la question constituante sont inséparables. C’est dans la perspective plus générale de la question du régime politique que la question du statut politique du Québec trouvera sa solution. Le projet de faire du Québec un pays n’a véritablement de sens que si le projet s’inscrit dans une démarche globale — celle par laquelle le peuple du Québec, exerçant son pouvoir constituant, pourra se donner des institutions politiques bien à lui. La question du statut politique que le peuple québécois voudra bien donner à ces institutions doit être saisie comme un aspect de cette démarche constituante. Sans un tournant résolument républicain, le projet souverainiste risque fort bien de demeurer ce qu’il a toujours jusqu’ici été : un rêve. L’idée d’un pays pour le Québec ne trouvera la force de sa réalisation que si elle tend, effectivement, vers la République libre du Québec. »[22]




[1] Danic Parenteau, L’échec d’une certaine idée de la souveraineté, Le Devoir, 2 mai 2014
[2] Danic Parenteau, Précis républicain à l’usage des Québécois, Fides, Montréal, 2014, p.11
[3] Louis-Georges Harvey, Le printemps de l’Amérique française. Américanité, anticolonialisme et républicanisme dans le discours politique québécois. 1805-1837, Boréal, Montréal, 2005
[4] Marc Chevrier, La République québécoise. Hommage à une idée suspecte, Boréal, Montréal, 2012
[5] Marc Chevrier et al. (ed.), De la République en Amérique française, Anthologie pédagogique des discours républicains. 1703-1967, Septentrion, Québec, 2013
[6] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.23-24
[7] Danic Parenteau, L’échec d’une certaine idée de la souveraineté, Le Devoir, 2 mai 2014
[8] Ibid., p.45-46
[9] Ibid., p.55-56
[10] Ibid., p.66
[11] Ibid., p.70
[12] Pour défaire l’idée répandue que l’interculturalisme serait une simple variante québécois du multiculturalisme, voir Gérard Bouchard, L’interculturalisme. Un point de vue québécois, Boréal, Montréal, 2012
[13] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.22
[14] Ibid., p.106
[15] Ibid., p.109
[16] Ibid., p.75
[17] Ibid., p.115,126
[18] Jean Jaurès, L'Armée nouvelle, éd. L'Humanité, 1915, p. 464
[19] Ibid., p.141
[20] Ibid., p.119
[21] De la République en Amérique française, p.14-15
[22] Précis républicain à l’usage des Québécois, p.147

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